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Nous redeviendrons poussière

28 octobre 2015 Comments Off

Nous avons navigué à vue. Le soleil se levait doucement sur la Belgique, timide et impuissant. J'étais à l'arrière de la voiture, déjà pensive dans le matin. Aujourd'hui est un jour nouveau, je l'attendais tellement que mon seul objectif est d'être enfin dans cet avion. Oui, c'est parti. L'engin s'emballe mon cœur se comprime, tous mes vaisseaux sont en une fois serrés sous cellophane, je retiens ma respiration quand les roues se détachent du sol, les réacteurs vrombissent et nous voilà propulsés dans les nuages épais et gris. Beslema Bruxelles, direction Tunis. 

J'ai pris mon billet hier. En quelques semaines tout a changé tu vois je me languissais de l'action et me voilà virée en quelques secondes le dernier jour du mois d'août avec toute mon équipe sur le carreaux, nous voilà dans mon fond de jardins assises à pleurer et boire du vin; nous nous serrons les coudes, et comme dit Valérie, j'ai perdu des collègues mais j'ai gagné des amis. On se retrouve entre réalité, CV, indemnités, l'égo charcuté dans le bureau ressources inhumaines, les bras ballants. Et qu'est-ce qu'on fait maintenant. Le mois de septembre et sa dérentrée, je me sens décentrée mais heureuse.

 Heureuse parce que finalement c'est quand même toujours aussi bon, la liberté.

Elle n'aura pas duré longtemps. En deux trois mouvement nous voilà chacun recasés quelque part à dire bonjour à nos nouveaux collègues, à relever de nouveau ces fameux challenges. Pas même passés par la case chômage, ici la crise finalement, on ne la connait pas vraiment. Mais j'ai perdu ceux qui me faisaient rire tous les matins, j'ai perdu celui qui m'a connu débarquant de Lyon, flemmarde inexpérimentée, petite chose inadaptée sortie des bancs de l'université. Cette adolescence professionnelle, entre curiosité et manque de volonté, c'est fini, il va falloir faire sans. Je débarque dans l'open space aux deux cent vingts employés, après la holding familiale multi millionnaire bienvenue dans la multinationale immobilière. Ma moitié matérialiste est comblée. Quant à l'autre moitié, hésitante, sensible.. il faudra faire avec. Alors, avant de me jeter dans la gueule du loup, à la fois enthousiaste et terrorisée, j'ai décidé de partir. Partir loin de l'avenue Lloyd George et ses maisons de maitre soigneusement alignées.

Partir dans le chaos poussiéreux. Dans les cris, dans la vie. Ma part ancestrale est propulsé soudainement en pleine lumière dans l'avion Tunis Air. Les autres voyageurs me sourient, il y a cette douce connivence que chacun d'entre nous ressent, on revient au pays. L'avion atterri dans cet immense désert de toits terrasses et de maisons jamais finies, ville déconstruite, Tunis. L'aéroport de Carthage n'a pas changé, la première image qu'on voit de la Tunisie, les palmier dans le ciel bleu et aveuglant, ce soleil en pleine face et ce parking vers lequel on se dirige, ces voitures de seconde main, ces voyageurs aux paquets en plastique, aux grands cabas Tati, ces familles, ces Tunisoises en jean bottes de cuir au rictus blasé, sac de marque contrefaçon au creux du bras. Je retrouve Papa à la sortie des voyageurs, Maman est avec Sabrine. Sabrine, ma cousine-soeur, née quelques semaines après moi, mon double dans toute mon enfance, l'acolyte de tous mes étés. Sabrine, assise, enceinte, la bague au doigts, les yeux mouillés. Elle me serre dans ses bras, on se touche, laisse moi te toucher, te réaliser, te sentir. Toi non plus tu n'as pas changé. Tu es toujours cette demi portion et quand je te regarde, je nous revois il y a des années.

Peut-être une décennie.
Viens, nous allons passer la nuit à nous parler, cette nuit affreuse et étouffante dans laquelle je ne peux pas respirer, j'ai trop chaud, mon autre moi veut rentrer à la maison, en Belgique, là où il fait moins de vingts degrés là où les gens ont l'air civilisés. Mais non, on passera le soir dans l'ancien petit lit deux places de mes parents, avec des souvenirs que nous sommes bien les seules à connaitre : la blague de M'barka qui nous a fait si peur dans les toilettes, les jours où l'on disparaissait toute la journée entres les oliviers, les après-midi sans sieste dans le salon de Papi, les canapés à fleur sous lesquels on collait nos chewing gum, notre enfance entière à nous retrouver chaque année, un peu différentes mais pas vraiment changées. On se regarde ce soir dans la nuit noire, au loin l'appel à la prière retenti, je vois tes grands yeux noirs qui brillent fixés sur moi, et oui le temps de l'insouciance est fini même si on a pas encore vieilli. Je regarde ton ventre arrondi, ce cœur nouveau que je sens contre ta peau, cette vie qui palpite, je le regarde toute la nuit mon autre, cette pièce immémoriale qui se joue, cette nuit, la nouvelle vie. Elle me dit toi aussi bientôt, et je ferme les yeux. Moi aussi, oui, bientôt, le désir est primitif, j'enserre ma matrice vide de mes deux mains. Moi aussi, bientôt, oui, inch'allah, ils auront presque le même age. Se connaitront-ils comme je te connais. Je sue dans le soir, tu me manques. Je ressens ce vide, puissant et silencieux. Les autres nuits sans toi seront pareilles, abandonnées.


Ce voyage est un retour en avant,
avant que le monde ne s'écroule.

Je m'émerveille devant cette maison que je ne connais pas, ce jardin luxuriant, ces rosiers qui continuent de fleurir en hiver. Ce jasmin qui pleut sur la terrasse. Ces escaliers en marbre. Je m'émerveille encore et mon cœur lui se serre. Reviendrons-nous. Je regarde ce village, mes genoux contre la tombe de Mima, ce petit trou dans la pierre pour abreuver les oiseaux, ce silence à la fois paisible et inquiétant. Les yeux bruns sombre de cet enfant. Reviendrons-nous? Je n'ose pas vous poser la question, vous qui êtes si contents de me voir, vous qui me dites: ici aussi, c'est ta maison. Je souris et mon cœur lui se serre. Résisterons-nous à ce monde qui s'écroule. Tu débarques à l’aéroport une semaine plus tard, il fait une chaleur accablante entre les palmiers, je suis comme une enfant, joyeuse et excitée, fixant chaque voyageur, discutant allégrement avec des inconnus car "le vol d'Ankara est en retard mais celui de Hambourg est bien arrivé". Ton visage dans cet univers inconnu, je souris, voici mon ancre. Qu'avais-je hâte de marcher avec toi dans cette ville inconnue et tellement connue en même temps, hâte de nous perdre dans la Goulette, de manger les beignets sucrés de la Marsa, de regarder les petits bateaux de pêche dans l'eau sale, de prendre la ligne TGM en deuxième classe. Les gens sont beaux et tristes. Six ans après je ne retrouve que leur souffrance, leur résistance après une révolution de guerre lasse, leur fatigue. Il n'y a plus d'espoir ici, seulement la peur des jours qui arrivent.

Tu ne prends aucune photo? Non, je n'ai pas envie de me souvenir. La mer est belle et déchainée mais il y a encore l'odeur du sang. Peut importe les morts, nous louons des transats sur la plage vide. Je me souviens du port gouillant la nuit de touristes, de faux charmeurs de serpent, de chameaux domestiqués, de vendeurs de jasmin. De la musique qui retentissait à tous les cafés, tous les restaurants. Des familles qui déambulaient le soir après le sable, la sueur, la douche fraiche, le diner à l’hôtel. Ils ont gagné, ici, tu vois. Ils ont gagnés ces terroristes. La Tunisie s'est vidée de sa substance, il ne reste que ces jeunes hommes bruns qui nous haranguent pour faire un tour en calèche. Que ce monsieur qui pleure en louant ses transats. Que le silence assourdissant dans les rues désertes de la station balnéaire.

Adel pleure comme un enfant la veille de notre départ. Je reste dans le silence cette fois si paisible sur le marbre froid de la terrasse, les yeux plongés dans les rosiers blancs, les bougainvilliers de toutes les couleurs, les lauriers. Ce jardin clos et rassurant, comme à l'abri du monde. J'aimerai rester ici loin de l'Europe, loin de l'avenue des Arts, loin de la machine économique, loin de Bruxelles la pas si belle. Je pleure dans la nuit parce que voilà, je m'étais habituée finalement à l'appel à la prière, même si au début je faisais de mauvais rêves où l'on se réveillait au milieu des islamistes. Je m'étais habituée à découvrir votre jolie demeure, toutes vos économie dans ce petit paradis. Je n'ai pas compris à quel point c'était beau de nous voir réunis tous les quatre sur la terrasse aux jasmins, tous les quatre cahotant dans la Peugeot entre les hauts plateaux. Je n'ai pas compris à quel point je vais m'en souvenir encore longtemps.

Comme ce matin où papa et moi nous étions tous les deux dans le cimetière de Khalsa, deux âmes réunis, un seul sang sur les pierres. Je regarde le carré de pierre blanche qui abrite Mima, sur la colline des petits chardons, de l'herbe sèche, des petits scarabées. Il me montre les tombes de tous mes ancêtres et là tu vois je sais enfin d'où je viens. Je ne lui dit pas mais je sais qu'un jour aussi il sera là. Je serai peut être là aussi un jour. C'est une belle terre pour mourir tu vois. Presque aussi beau que d'être rendu à la mer, presque aussi beau que de m'emmêler avec toi, atomes contre atomes. Je plonge mes deux mains dans le sable. Il sent l'océan d'autrefois.

Et comme dans mes rêves, nous récoltons les fossiles. Tu as l'air dans ton élément si loin de ton pays. Tout le monde est joyeux de mettre la table, de faire cuire le méchoui dans le grand four à pain, d'allumer le kanoun. Papi est toujours assis sur son banc entre l'épicerie et la poste, le reverrais-je ? Je l'embrasse encore et encore, il sent l'air frais et son burnous est toujours le même en grosse toile brune. Te reverrais-je ? Mon cœur se serre à cette dernière nuit.

Quand reviendrais-je?
Vous reverrais-je. Serons-nous encore vivants.