Les Possibles

19 janvier 2010 Comments Off

Vaulx-en-Velin, 8h55

Un lever de soleil rougeoie au dessus du périphérique, quand nous voguons, petit bateau de bois sombre, à travers les mats noirs des ponts et des poteaux. Une flopée de HLM pour unique point d’ancrage, je marche le long d’un golfe de béton. J’ai mal aux veines, et mon cœur bat sauvagement à l’intérieur de moi, peut-être que tu ne le sais pas. A l’intérieur c’est l’aube constamment, le matin aveuglant et solaire. Et puis ce n’est plus Villeurbanne c’est Delft: mes pieds caressent une eau de mer peinte à l’huile du seizième siècle, et personne n’est préparé pour d’aussi mystérieuses eucharisties.

Le monde est l’antre d’un démon éventré par les mains d’un ange. Mon ventre doux debout entre les draps, vivant. Puis par delà l’assurance animale, beauté contreplaquée, je me recroqueville, petit chardon brisé. Dans le brouillard de la banlieue, je compte mes hématomes de vie nouvelle _ sans cesse renouvelée. Et par-dessus les mains pressantes et l’impatience au creux des cuisses, c’est bien l’urgence au fond de l’âme qui me rend d'un seul coup presque ataraxique.

L’existence est incompressible à ta bouche. Bien au contraire quand je t’embrasse soudain le large se découvre. Soudain la plus grande nudité: la crainte au fond des yeux entraperçue. Et puis ce froid qui se glisse en moi par la pupille, pastille blindée du fourgon sentimental. Malgré la caresse, le métal, camaieux de gris bleu, imprécise appréhension. Le jour où j’ai su que j’allais souffrir : mes bras dans l'eau tiède et mon corps en dehors, jambes repliées sur la faïence. Je regardais ce reflet de bonheur contenu et d’effroi, si vulnérable dans son bain. Quotidien intérieur plus intime que tous les érotismes, que connaissais-je de toi ? Ta peau, candeur suspendue à tes mains, menus bourgeons d’hiver passant toutes les saisons, tes seins, puis tes cheveux soyeux et teints, adulte composée sur l’enfance, héroïne oubliée.

A chaque latitude, la chair dorée s’invite à mon gosier, l’englobe et le pénètre. Nous composons une géographie charnelle, un désir cannibale s'impose en moi, quand aux hanches se dessine le pôle de latitudes équatoriales : le nord est devenu le sud: tout amour est absurde. Et dans l’aberration, personne n’est voué à quiconque: cependant tout en toi n’est qu’un tropique suave à ma pluie. L’assurance était telle de ne jamais autant souffrir à nouveau. Et puis je t'ai vue dans ton bain, dans cet abandon nu. Sans ivresse ni pouvoir. Et j’ai su qu’il était tout à fait possible, par le hasard le plus bienheureux, que je subisse encore.

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Lyon, 21h02

Sur un fauteuil tapissé de rouge, chaque nanomètre de toi brille à la lumière d’un mystique rituel fait de coquilles Saint-Jacques et Riesling 2008. Mon intérieur aussi est auréolé à la bougie. Si tu approches la flamme tu peux lire les messages gravés au couteau de certains embastillés en moi, car je n’ai eu de cesse de faire savoir à mon intérieur que j’aimais. C’est un piano affolé vibrant dans l'aorte thoracique et dont le timbre gronde entre mes bronches. Tu vois tu ne sais rien mais chaque atome sonne.

>Il est vingt-et-une heure, rue de la Guillotière, un vent glacial balaie les passants jusqu’au pont, Lyon est illuminée de givre, de brouillard et de pollution d'heure de pointe. Les bars se remplissent d’alcools et de pizza. C’est une mauvaise journée, dans laquelle la peur a eu le premier le rôle jusque dans la soirée: j’enlace l’amertume dans l’instant, c’est tout. Dans la pénombre d’une autre soirée tu parlais de sacrifier quelque chose qui comptait, ça signifiait beaucoup, ça voulait dire tout, et je flippais.

Alors, il est vingt-et-une-heure grande rue de la Guillotière, les autos font des embardées mais je peux bien mourir, avec toi sur la route comme deux faons égarés. J’ai déjà écouté Tchaïkovski il ne peut rien arriver. Et puis à l’extérieur, la révolution est plus silencieuse qu’invisible : chaque heure est là transfigurée, et je me départi de moi-même, et dans les draps je ne sais plus où je m’arrête et où tu commences. Où je disparais dans le plaisir, où je me fonds en toi. Et puis le sacrifice tu ne sais plus : qui est cette autre qui vient t’enchainer? C’est vrai qui suis-je dans ton monde pour te faire vaciller. Il s'agit de se souvenir que le renoncement se mesure à l’échelle de l’amour : celui du regret.

Et puis je n’en ai pas. A ta bouche mon odeur mon soupir mes sueurs : il n’y a pas d’eau assez profonde, ni de désert assez sec dans ce monde révélé les jours sont des nocturnes et les nuits sont solaires Taguer l’espoir en bas de chez toi à quatre heures du matin, je sais que c’est possible, comme décider de partir à Londres du jour au lendemain ou bien faire un puzzle comme faire l’amour. Dans cet improbable là, je me souviens de mes deux pieds dans la neige, dans cet hiver démesuré, ma solitude heureuse: je sais que c’est possible.

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