Dévolution du Jasmin

20 janvier 2011 Comments Off

C'était avant que tu ne sortes ta tête aux cheveux drus et noirs dans l'encadré de la porte en métal bosselé pour me dire au revoir. Avant que les foulards de Mima ne se partagent entre les héritières, avant qu'un de ces bouts de tissus s'introduise au cœur d'une pile de t-shirts Zara, avant que le nylon plastique ne remplace les senteurs d'épices et de Cologne, de vent de steppe, de thé en vrac. J'avais refusé les bijoux, eux n'avaient pas d'odeur. Je trouvais qu'un fragment de personne restait dans son parfum, comme quand ma mère partira restera le Lancôme dans la petite salle de bain. 

Nous sommes aux cœur d'une dévolution: non contents de faire semblant de changer en tournant sur nous-mêmes, nous dispersons des biens et des personnes dans un autre système qui les avale. Restent de petits os de poulets maigres qu'on ne digère jamais, les odeurs s'en vont avec la disparition de celui qui s'en souvenait. Peut-être qu'elle avaient disparues à l'instant où l'ensemble du monde qui leur était associé s'était progressivement effacé. Peut-être qu'au contraire, elles étaient restées vivaces, stigmates de nuits et de journées pour un ou des milliers. Et à leurs retrouvailles fortuites_ juste un brin de bruyère, la pluie dans le verger_ nait juste au bord de l'œil cette espèce de douleur distincte.

Je me souviens du jasmin. C'est une fleur qui ne pousse pas à Khalsa ni sur les plateaux du haut Tell, entre Makhtar et El Kef, s'épanouissent figuiers de Barbarie, pavots, plantes fourragères au bord d'oued taris. L'été est aride et inhospitalier, le reste du temps le monde est un tapis de rouge et vert, coquelicots, herbacées. Il n'y a que des forêts de pinèdes et des oliviers, des champs de fossiles parce qu'autrefois c'était la mer. Le coquelicot est une fleur qui fane vite et on ne la cueille pas. Dans le langage des fleurs elle signifie l'ardeur fragile, elle correspond à cette énergie dépensée par les humains pour cultiver la terre, croire qu'on peut lui apprendre quelque chose quand c'est nous tous entiers qui sommes soumis à elle. Quand il ne pleut pas on s'inquiète, on attend des jours durant. 

Au fond des galeries Lafayette de Lyon quelqu'un dit à sa fille: il ne pleut toujours pas. Elle essaie des chaussures, là bas, la récolte est déjà ruinée. La Tunisie est une terre d'attente depuis que je l'ai connue. A toutes les saisons il n'y a rien d'autre à faire que de contempler l'Histoire des autres, de se rattacher à d'autres espaces symboliques par le téléviseur. Les émirats, les télénovelas et les clips libanais. Et juste au seuil de la porte, le rythme des moutons qu'on sort au matin et rapatrie le soir.

Le jasmin est dans la capitale et ce pourtour artificiel de baies entre Tunis et Hammamet, le cap Bon. Quand on rentrait la nuit par les anciens quartiers français, il débordait des propriétés, et ce parfum entre les grilles se mêlait à celui de l'arrivée de la pluie contre le bitume. Il y avait aussi le jasmin vendu sur les bords des cafés occidentalisés à Sidi Bou Said, petits paquets celés de lins. Il y avait aussi le jasmin d'argent  au bourgeons noirs parfumés de myrrhe que K. m'avait offert en me voyant déjà sa femme au fond d'un bidonville. 

On a jamais vu de jasmin à Khalsa, comme on a jamais ni l'eau courante non plus. Il y a bien des lacs, mais l'eau on la détourne et puis on l'achemine dans des gros tuyaux gris jusqu'aux piscines lagon des bords des hotels resorts tels que le Golden Yasmin et le Abu Nawas de l'avenue Bourguiba. Avec mon oncle Adel on longeait les tuyaux dans son semi remorque sans fenêtres, et je cherchais un moyen d'inverser le cours de l'eau pour qu'elle nous revienne. Et pour que nous n'ayons plus à chercher l'eau dans le puits, à la stocker dans les bidons bleus, à la stocker dans la grosse citerne rouillée, à la chauffer sur la gazinière. 
On a jamais vu de jasmin ni d'espoir à Khalsa. On se contente de regarder le soleil qui s'épanouit.


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Un jour Monssef tu m'as amené à Kairouan. Tu avais les bêtes et les champs à t'occuper mais tu as quand même pris cette journée pour m'emmener, comme le soir au crépuscule tu revenais je me jetais dans tes bras pour qu'on aille chercher des glaces au Sers, cet espèce de ville plate et désertique où il n'y a que des marchés au bétail et des garages auto. Tu as cet air bourru et un peu triste, peut être que c'est parce que tout le monde te considère comme un raté, peut être parce que la belle fille de l'autre village, personne ne t'a laissé l'épouser. Ton passe temps préféré avec les filles et moi c'est te moquer de nous en riant, de nous pincer et de me dire que je suis toute noire même si ta peau elle est brûlée par le soleil. Le jour où on est allé à Kairouan, le siroco était si fort que nous étions fouettés par le sable et la chaleur insupportable. On a fini sur le bord d'une route dans ce petit restaurants de méchouis climatisé, et l'on est rentrés le soir par les plateaux. 

Les nuages commençaient à s'agréger et à descendre, les champs devenaient bleus d'une lueur étrange et la poussière brumeuse. Tu chantais, et tu paraissais joyeux. Tu avais peur que je sois déçue et moi j'étais émerveillée par les mouvements du paysages. Tu me disais de ne pas mettre mes écouteurs, de ne pas garder ce bruit électronique dans mes oreilles alors que tu étais là, juste à côté, que bientôt j'allais partir. Et nous n'avions jamais fait de voyage ensemble tel qu'une journée à Kairouan. C'est ça que tu essayais de me dire. Que hormis le trajet entre Tunis et Khalsa sur 400km de pistes pas toujours bétonnées où tu conduisais vite en pleine nuit, nous n'avions jamais voyagé. 

Tu m'as souvent parlé de ma mère. Personne d'autre ici n'a ce regard aussi aimant quand il parle d'elle. Tu ne m'as jamais demandé de quoi est faite ma vie. Tu pensais que l'instant était plus important: partager la viande au restaurant, m'acheter des pellicules pour prendre en photo les murailles et les souks, faire ce tourisme factice qui ne m'a jamais rendue tunisienne. Me demander quelle glace je veux sur le panneau, me donner cinq cent millimes ou un dinar. Me rendre heureuse quelques semaines. Tu ne m'as jamais parlé de mon père. Qui est ce frère absent? Est-il devenu cet inconnu sanguin qui revient comme une marée de temps en temps, peut-il être ton frère sans enfance commune, sans quotidien collectif. Est-ce que quelqu'un ici le connait vraiment. Lui en veut-on juste d'avoir suivi le vent. 


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