Toi, et puis la mer.

28 mai 2012 Comments Off


C'est la mer sous huit degrés, c'est Knokke-Heist, et le nord de la Flandre. Le vent balaie des étendues de sable gris, les cerfs volants teignent le ciel de lueurs multicolores, membranes de nylon et de plastique rigide, diphtérie bigarrée dans le ciel entre deux gorges de nuages. Je les regarde battre les flancs de l'air. En bas, des surfeurs enlacent les vagues aléatoires de la mer du Nord. Les petits quartz griffent mes mocassins, mon visage, portés par le vent, ils s'infiltrent entre mes lèvres. C'est le sable gris des régions froides. La dernière fois je l'ai connu gelé, en substrat à la neige. Nous étions venus en février, les grandes plages étaient blanches. Je me servais du vin blanc au restaurant vue sur mer, c'était la nuit. Je te disais que je souhaitais autre chose. C'était la première fois que nous dinions ensemble, face à face étrange et inhabituel. J'avançais timidement que tu m'avais changé. Tu demandais des nouvelles de mon amour, et pendant que tu parlais, je réalisais qu'il s'était déplacé. Point de chute jusqu'à tes yeux, ton visage. Le mien regardait la ligne d'eau au loin et les petites étoiles rouges des éoliennes clignotant dans le noir.

Avril est resté froid, je ne me souviens que de Bruxelles sous la pluie, puis de quelques rayons en fin d'après-midi. Je rabats mon corps contre le tien, qui me parait comme immense à coté de moi, silhouettes intemporelles. Pourtant nous ne nous connaissons que depuis quelques mois. Peut être que je devrais même dire : nous ne connaissons même pas. Peut-être que l'on ne se connait jamais, on ne se contente que de partager un quotidien, quelque temps quelques fois. Mais voilà quelqu'un qui veut bien savoir des choses de moi sur ce bout de plage, qui me regarde du coin de l’œil, un peu anxieux. Qui peut bien être cette fille, inconstante mais solide. Qui peut bien être cette fille qui est partie pour venir de nulle part. Quel est ce contrecœur contre lequel si étrangement l'amour s'amarre.

Un homme et une femme sur la plage, ça pourrait être à n'importe quelle époque. Ce pourrait être la fin des années trente, dans l'entre-deux guerres. Nous sommes toujours entre-deux guerres. Sur trois mille ans d'histoire, nous n'aurions eu que deux cents ans de paix. Je pense à ceux qui fuient sur de petits radeaux, je regarde cette mer comme un infini cruel. La mer est comme l'existence : on regarde l'horizon plein d'espoir, sans savoir.

Le long de la digue. Toute la bonne société belge oscille sur les cuistax, ils tanguent en famille. Les petits enfants aux yeux clairs fabriquent des moulins à vent chamarrés de couleurs primaires qui éclosent entre deux dunes. Le reste est sans contraste, blanc lisse et beige en liseré. C'est un paysage marin fait de maisons cossues, et de baies vitrées. Nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse, et dans l'air à moitié gelé le soleil chauffe un bout de table. Parfois il y a le silence, et puis l'étrangeté immobile du silence, le silence qui ne signifie rien, vacuité sereine. Le printemps est inattendu, comme toi en face de moi, et tous les autres matins aussi, le fait sur prenant de te voir. Tous les matins se réveiller comme à coté de soi. Tout à changé si vite. Je me regarde de l'extérieur, et je me sens si bien. J'ai eu un coup de chance que je n'avais pas encore eu. Je savais qu'il allait arriver. Il y avait quelque chose en moi qui me me disait d'attendre, et que j'allais gagner, _c'est bien vulgaire à dire_ que ça allait payer.

Le long de l'avenue Lippens et ses beaux magasins, tu me tiens par la main. Avec ma toute petite crosse de mini golf dans la tempête, je tiens tête à ce destin étrange où je pensais vraiment que je n'étais faite pour rien. Je me vois de l'extérieur dans cette Riviera du nord qui se dessine, ce quotidien du 19ème tendrement passéiste, où nos vies précédentes passaient l'hiver de la côte d'Opale à la côte d'Azur, en douce villégiature. C'était à Ostende que quelques baronnes accompagnaient Léopold II en résidence d'été. C'était la mode des bain de mer. Il y avait la vieille reine Louise-Marie qui finissait ses jours, déjà arrimée à son cercueil tout fait de bois clair. 

Nous longeons les ferries le long de Zeebrugge. C'est ton anniversaire et tu n'as pas trente ans. Moi non plus, mes cheveux sentent l'iode, je suis rose et fatiguée par l'air de la mer, par le vélo, par les soubresauts de mon corps tout attaché au tien. Mon espoir est soudé, ma confiance donnée, presque inintelligente. Car je suis presque bête de me donner à toi, si aveuglément déjà. Nous sommes sur la terrasse à Zeebrugge à manger des petites crevettes grises, dans ce nous inattendu qui me métamorphose. Je m'accroche à toi, je te regarde. Je me soutiens à la proue invisible de ton bras, ton épaule, ta taille. Dans mon quotidien je n'avais encore toujours connu qu'une forme de solitude, que de vagues instables, de postes non pérennes, de relations non engagées, de départs, bien plus que d'arrivées.

Et voilà que tu me protèges, tu me contemples, tu me cortèges.

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