L'hiver oublié

6 janvier 2014 Comments Off

De retour dans le bunker surchauffé. Voilà, c'est Watermael-Boitsfort, les beaux quartiers.
Le boulevard est vide, le bâtiment Axa attend de se remplir de points de non-retour, de key performance indicators, d'emails importance haute à vingt-deux heures cinquante, de Mercedes classe A, de cœurs intérieurs cuir, d'âmes en papier blanchi. Je me range sur le bas coté, le temps de contempler ce silence, ces bureaux plongés dans le soir, pour quelques journées. Voilà, c'est la fin tu vois. Quelle année, déjà..
Combien de fois me suis-je défendue dans le parking ces mois passés, passé lui aussi mon regard, fatigué, fuyant dans le rétroviseur, mon corps aussi fuyant dans un couloir, moi-même déjà enfuie quelque part. J'essuie mes pieds sur un bout du Times, le temps m'a soudain réduite. Du haut du grand bureau gris, j'ai l'impression d'avoir vieilli. Mon visage, il n'est plus le même tu sais, ce n'est plus celui du pont Morand qui t'embrassait à bras le vent. Deux marques se sont glissés jusqu'aux commissures des lèvres, dix ans déjà. Les barricades fleurissaient sur le lycée, on se réunissait au sous-sol, on croyait que ça allait durer des années. Et ces années furent une presqu'île de bonheur dans toute mon existence.

Mon corps non plus n'est plus le même. Les cicatrices se sont effacées comme du sable sous l'eau. Il n'y a plus de croix sur mon ventre pour ne pas oublier, mais je n'oublie pas quand même. La maigreur, c'est fini, tout s'est épanoui, c'est beau, c'est rond et fleuri. Le corps façonné par l'inquiétude, la folie, c'est fini. Parfois je regrette la jouissance pernicieuse de la privation, mais c'est fini. Les défis sont ailleurs, ailleurs est le soleil. C'est loin pourtant toutes ces soirées méticuleuses à me regarder sous toutes les coutures, à me cerner, à façonner ma coquille vide. Mais je me souviens bien. Peut être que je me souviendrais toujours.

L'année qui se termine n'est pas une renaissance. Elle m’accomplit, elle me soutient. Elle me dit que ces jours ont été pas à pas des défis immenses. Elle me pousse en avant, à deux mains. Le monde est une falaise immense. En bas, on voit cet océan de souffrances, ces corps rouges sur les plages, ces vagues de billets verts qui n'abreuvent que quelques côtes, et puis ces grands déserts. Si l'on regarde bien au fond, parfois juste à coté, il y a des enfants qui rient, des forêts de bras ouverts et des sources cachées. L'amour est une géographie étrange. On se tient à bout portant, le cœur arque-bouté, les doigts agrippent tout le bord, et les pieds cherchent un appui, à tâtons, entre le vide et les rochers on cherche cette main mystique. Comme toi tu m'emportes, comme toi je m'élève. Comme vous je me soulève. Nous pourrions tous flotter si longtemps dans cet entre-deux ciels.

C'est l'hiver le plus doux de ces trente dernières années. On dit que Boston est balayée par une tempête de moins vingts degrés, et que les américains doivent rester enfermés. J'envie le bonheur secret des éléments qui se déchainent. J'envie leur puissance qui terrasse les Bourses, les marchés. J'envie le délicat silence du monde entier sous la neige, anéanti dans les draps. Blottis comme de petits animaux dans leurs tanières de briques et de bois, le chien sous la couette, les corps serrés, des maillons, des survivances, des petits souffles qui veulent survivre ici. Ici, le vent est chaud et la pluie arrose la ville comme une mousson froide. Tu vois l'automne ne s'est plus jamais terminé, il n'y a que la nuit qui se lève si vite quand nous rentrons le soir. Le soleil qui à peine éclos se couche déjà derrière un épais lit de nuages. Le boulevard du Souverain rougeoie encore un peu avant le noir. Une année sans hiver, comme j'en ai rêvé.

Nous marchons à travers les prés de Sterrebeek, la valériane est en fleur, les mimosas sont prêts. Ici toute la nature bourgeonne, les mésanges s'aventurent le long des conifères. On se serre l'un sur l'autre, l'un dans l'autre on attend. La venue des gelées, des nuits sans fin si froides, des corps entrelacés, du souffle dans les arbres et de l'aube glacée. S'il n'y a plus d'hiver, y aura t-il un été. 


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