Le temps des fiançailles

29 mars 2015 Comments Off



Le vent balayait tout les ponts du bateau et la nuit était déjà tombée sur la mer méditerranée.
La nuit était déjà tombée de partout en moi depuis cette macabre découverte.

C'était arrivé de manière insidieuse, les premiers jours je ne pensais à rien, ce cadavre me faisait presque rire avec son crâne lisse mangé par les insectes, cette main putréfiée avait dans mon souvenir l'air d'une marionnette. Le lendemain, j'ai essayé ma robe de mariée, nous rions, Olivia et moi, nous sommes dans le rose bonbon du boudoir si féminin du magasin, la traine est longue, la dentelle délicate, le temps est au beau fixe, en apparence, le temps est magnifique, c'est le temps des fiançailles, le temps de la jeunesse, le temps de la vie éternelle. Dieu est partout aussi, chaque dimanche est solaire, je suis une future mariée de l'an dix, je suis cette figure intemporelle de la félicité, je suis la fiancée. Pourtant depuis le jour du cadavre, il s'est passé quelque chose d'étrange, une expérience quelque peu inquiétante. Je me suis adossée au mur de l'immeuble boulevard du Triomphe, "putain c'est pas possible c'est un vrai macchabée je te dis. C'est un vrai" on est pas dans Les Experts Miami, on est à Auderghem, il pleut, j'ai pas pris mes papiers, et j'entends de moins en moins lointaine la sirène des policiers. 

Je dormirai mal ensuite. Puis ça ira de pire en pire. Je me réveille au début au beau milieu de la nuit, puis finalement je ne m'endors plus aussi facilement. Le monde devient soudainement cotonneux, mou, j'ai perdu toute sensibilité, les messages d'amour ne m'atteignent plus ni le matin ni le soir, je n'ai plus envie de rentrer nul part, je n'ai plus envie ni d'habitat, ni compagnon, ni animal, ni ami. Je veux rouler à l'infini, je veux rester dans ma voiture et me laisser bercer par le moteur, par mes mains sur le volant, mon pied qui accélère. Mon cœur qui se serre. J'ai soudainement besoin d'extrême pour simplement ressentir. Ressentir que je suis vivante, que mon sang bat aux temps furieusement, furieusement me débattre, boire jusqu'à vomir, coucher avec n'importe qui, outrageusement vivre. 

Je ne fais rien de tout ça, j'y pense et ça me ronge. 
Il y a d'un coup une dichotomie entre ce que je ressens, ce que je veux, et ce que je m'apprête à vivre. J'y pense la nuit et je réalise que tout ça a commencé au lendemain du cadavre, doucement. C'est venu doucement s'infiltrer en moi, se nourrir de quelque chose qui bout à l'intérieur de chaque ancien enfant qui est persuadé que sa destiné à lui sera différente. En vérité nous sommes les mêmes: nous espérons toujours, même si notre vie n'est qu'un battement d'aile dans l'océan du temps.

J'ai fini par ne pouvoir plus écouter que de l'Opéra, comme si cette musique était le seul langage que je réussisse à comprendre, ou qui me comprenne, je ne sais plus. J'ai aussi fini par rentrer de plus en plus tard, j'ai fini à ne plus aimer que la nuit et le silence. Rien n'a plus aucun intérêt que de me retrouver au bar à boire de la Corona avec mes collègues, à vouloir être libre, à vouloir être une femme forte de solitude, de hargne, une femme dans la tempête. A vouloir être au seuil de mon adolescence, ressentir le tremblement du cœur à son premier baiser, ressentir la folie de la découverte d'une autre personne, ressentir le froid mordant de la première neige, la douleur de la première blessure, la douleur de la perte. Ressentir la fureur de revivre et de se battre.

Il fait tout noir tu vois, et le pont de ce bateau-vie tangue dangereusement. Le vent s'est levé avec la découverte dans le buisson, on s'y attendait pas. Là où je croyais n'être que sur un fleuve tranquille, je suis en vérité au beau milieu de l'océan-monde, sur un radeau de bras multiples, vos bras, maman, papa, les bras de mes ancêtres, les bras de mes amis. Nous sommes dans les rafales, mes bras et moi, les vagues sont gigantesques, elles se lèvent immenses et s'abattent en un coup sur le ponton mais je maintien le cap. Je vais me retrouver. Ce n'est pas moi cette fille au cerveau emmailloté, j'ai combattu plus grands orages, et je connaitrai un jour de bien plus grands typhons. Ce n'est pas moi cette fille qui se délite sur le bord du chemin. Je lutte dans la mer déchainée, le sel râpe ma peau, mon radeau de chair est plein d'eau. Mais je maintiens le cap. Le doute est mon ami, il me permet toujours de finir par réinventer ma vie.

La veille de notre départ pour l'Italie, je n'avais plus envie de rien. J'étais échouée avenue Marie-Josée, ses préparatifs de mariage en Toscane ne me disaient plus rien. La beauté des pins parasols à flanc de colline, le silence sublime des montagnes, l'eau transparente de la mer, le romarin, les fleurs sauvages, ça ne me disait plus rien. Le bonheur de notre union ne me disait plus rien non plus, je préfère rester ici, entre mes bâtiments, sur mon bitume, mon ciel blanc-gris si bas, mes véhicules, ma pollution, mes luminaires, mes signalétiques, mon acier, mes chantiers, mes communications téléphoniques, ma virtualité. Mais je t'aime toujours.
Dans la tempête, dans le noir de mon cerveau, je t'aimais toujours, je n'avais seulement plus envie d'épouser qui que ce soit.

La veille du départ, je ne dormais plus du tout. C'était fini, le sommeil avait définitivement abandonné ma terre stérile comme un soleil fuyant. J'ai regardé autour de moi entre les vagues, mon petit bateau mental s'est échoué quelque part sur une île toute sèche et inhospitalière dont j'ai contemplé le vide toute la nuit. Il est peut être temps de parler à quelqu'un, alors je t'en parle à demi mot, tu vois cette histoire de macchabée et bien ça me travaille. Nous embarquons dans la cabine pressurisée, mon corps est séparé de moi, je me regarde bouger entre le duty-free, les départs, les arrivées, la voiture, le roulis lent du petit ferry.

Arrivés au port de Piombino le soleil décline doucement, c'est presque la fin du voyage. Je vois pour la première fois l'île d'Elbe en hiver. Je l'avais imaginé bien moins belle, elle est encore plus majestueuse avec ses montagnes qui s'élèvent dans le froid et le noir, la mer est dentelée de vagues levées par le vent, les nuages laissent passer des rayons fantomatiques et intrigants. Je retrouve le paysage dans lequel je me débat depuis des semaines, littéralement: voilà le ferry qui tangue sous la houle, la nuit est brutalement tombée et le bateau est presque vide, c'est le dernier voyage de la journée. On s'enfonce inexorablement sur l'eau, je suis d'un coup surexcitée comme un enfant: Voilà c'est ici qu'on essayait de m'emmener! Depuis des semaines, depuis des semaines ces éléments qui m'enchaînent, ce combat à l'intérieur, cette incompréhension. Et c'est ici que devais aller.

Les ponts sont glissants, mes mains agrippent de toute leur force le garde-corps tout sale, il se met à pleuvoir. Je bois la pluie toute langue dehors, je la reçois sur mon visage comme un baptême de nouvelle ère. C'est ici que tu voulais me faire venir, toi. Qui que tu sois. En une fois je comprends. Je tourne la tête et celui que j'aime est là, il m'accompagne sous le délire du ciel, sur ce ferry qui n'en peut plus de naviguer, il est aussi sur le ponton, nous sommes bien finalement tous dans le même bateau, même si la mort est partout. Je me revois la nuit passée sur mon radeau, je croyais défier la mort et la vieillesse, le temps qui passe et me dépasse de plus en plus, je croyais que vivre c'était essayer de tout de nouveau ressentir, je croyais que vivre c'était surtout de ne rien essayer de construire.

Mais, le temps des fiançailles, c'est aussi le temps de la mort. La mort de l'enfance, la mort de la jeune fille qui trainait sur les quais du Rhône, la mort de la fille qui attendait au café La Gargouille des heures durant des rêves qui ne venaient jamais, la mort de la fille qui jouait dans la petit square rue de la Perralière, qui rêvait d'avoir un jardin. La valeur de la vie, c'est bien cet amour qu'on nous a transmis et qui nous fait tenir sous la houle, les autres qui nous arriment, nos autres comme une ancre gigantesque plantée dans l'océan.

Je te regarde et je sais.
Je m'agenouille ici sur le ponton glissant dans la bourrasque de la nuit.

Dans l'orage comme dans l'accalmie, dans la nuit noire comme au zénith, dans la faim comme dans l'abondance,
veux-tu être mon ancre ?





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