Les étangs d'Ixelles sont plongés dans le soir.
Je sors de la voiture en claquant des dents.
Je sors de la voiture en claquant des dents.
Je me souviens d'un coup qu'ici, ici oui, devant ces maisons de maître art déco vides, les mains pendantes à chercher la rue de Vallée numéro vingt-quatre, ici,
je ne suis qu'une inconnue.
je ne suis qu'une inconnue.
Une inconnue au manteau de laine froide, une inconnue avec qui tu dors et tu te lèves, une inconnue qui t'appelles et boit des bières avec toi, une inconnue qui vous fait la bise tous les matins et tous les soirs, une inconnue qui marche avec son GPS mental, une inconnue qui ne connait aucune rue, une inconnue qui ne connait pas votre langue de terre morne, une inconnue qui ne sait toujours pas prononcer votre nom, une inconnue dont personne ne connait ni l'école, ni la rue où elle a grandit, ni ses amis, ni son origine. Une inconnue à l'image de cette ville, brouillonne, donnée à tous les pays, une ville multi patride.
J'étais assise chez la Soeur du patron devant toi, toi qui me voit comme cette inconnue, séduisante et floue, délicieusement anonyme. Peut-être que c'est plus facile d'imaginer un fantasme sans me connaître. Tes yeux ne regardent pas mon visage, tes yeux me fixent sans me regarder. On se retrouve dans ce restaurant comme auparavant quand il y avait les collègues, qu'on riait aux éclats et qu'on croyait vraiment que ça aller durer. C'était il y a pas si longtemps mais depuis, la moitié des restaurants de la rue a fermé, j'ai changé de garde robe, tu t'es reconverti. J'ai pris dix ans en trois mois. Comme quoi parfois on rêve de changer son existence et puis ça arrive d'un coup. D'un coup, mon visage s'est changé en tableau de mes émotions: deux sillons vers les lèvres, et puis la ride du lion. Tu vois je ne pensais pas qu'on vieillissait si vite, mais je me suis réveillée un matin et mes espoirs sont devenus différents : je fais bien moins confiance aux gens, puis j'aimerai prendre un chien, peut être même un enfant.
On boit notre vin rouge en racontant des inepties et plus les minutes passent plus je me languis de mon mari. Quand toi tu ne vois qu'une coquille vide à la paire de seins et au sourire enjôleur, lui a vu quelque chose d'autre. Peut-être parce que malgré tout, je ne m'étais pas cachée. Il a vu l'inconnue avec sa valise noire, l'enfant qui a débarqué sur le quai de la gare du Midi. Alors je te le dis, je te dis devant mon carpaccio tu vois, tu ne me connais absolument pas. J'ai débarqué sans mot dire dans une ville que je ne connaissais pas, sans connaître personne, et sans me connaître moi-même. Tu crois me comprendre mais tu ne sais pas combien la nuit peut être noire et l'hiver très long. Tu ne sais pas que mon hiver à duré des années. Parfois je me demande encore si quelqu'un d'autre le sais. Puis je me souviens de ces mots alignés quelque part dans le fond électronique, ces mots que j'ai littéralement saignés au fil des années. Mon hiver était si long tu sais, j'ai eu dix sept ans et puis la nuit est arrivée. Jusqu'à ce matin blanc où j'ai rencontré Marianne, un huit décembre. Elle a fait fleurir des hellébores là je m'étais coupée, elle a entouré de ses bras mes os, elle a recouvert mon corps comme un vêtement de chair, chaud et si solaire. Elle ne m'a jamais connue, elle ne m'a jamais comprise. Elle m'a sauvée, elle m'a fait rire, elle m'a montré comment vivre sans. Sans le regard des autres, sans le regard de la société, sans le poids du temps qui passe, sans penser à demain. On ne s'est jamais connues, on ne s'est jamais comprises. Mais je suis sortie de l'hiver, et dieu sait que l'hiver était long. Plus long que je ne te le dirai jamais.
K. dévore son pain avec les doigts. Je dérive en pensées, je marche le long de l'avenue Francis de Préssensé. Il me demande si je suis satisfaite à cent pour cent de ma vie, et je rigole en répondant que je me fous du cent pour cent, que j'ai gagné suffisamment de batailles pour ne pas avoir à me mettre d'objectifs. Que le plus important c'est la vie, et que fais comme tout le monde, j'essaie de vivre à cent pour cent, en priant pour que mes batteries ne montrent pas de signes de faiblesse. Je le regarde et me demande si parfois il pense à la mort, s'il pense au final tout court. Alors je pense à un soir où je criblais mon ventre de cicatrices, je pense à un autre soir de violence, je pense à mon corps anguleux sous les couvertures. Le froid, l'inextirpable douleur du matin qui se lève sans soulager rien. Je lui demande s'il a déjà eu à ce battre contre lui même, il comprends de travers, je soupire : tu sais la nuit peut parfois être longue, et je souris.
Je me languis de ton inaltérable délicatesse. De ton souffle qui remplit mes poumons, de comment tu m'apaises, de comment tu me fais vivre. Je t'aime, je n'ai pas d'admiration pour toi, j'ai un respect immense pour toute ta personne : je regarde ce sourire de petit garçon sur la photo, et je t'aime enfant, je t'aime homme. Je t'aime comme une amante, comme la mère que j'espère devenir, comme l'animal que tu prends entre tes mains, comme le brin d'herbe que tu effleures : tu me rends connue, découverte, nue. L'hiver était long mais dieu que l'été est beau. Avec ta peau de sel chaud, ton sourire. Le printemps était doux, languissant, mais dieu que l'été est puissant. Je sors du restaurant en ne regardant que le ciel, sans un regard en arrière. Comme le soleil m'inonde, comme jamais. Plus que jamais je veux vivre, revivre, survivre et donner vie. Je suis une inconnue pour tout le monde mais tu m'as portée dans tes bras, tu m'as apprivoisée, tu m'as aimé pour ce que je suis et non pour ce que j'espérais être. Peu m'importe d'être cette étrangère aux autres, quand je suis la plus belle de tes connaissances, quand tu es mon inconnu favori, quand je ne veux cesser d'apprendre à te comprendre, quand je ne veux cesser de t'endurer, toi, ma matière préférée, mon école de vie sans peur.
Je m'endors dans tes bras, je n'ai plus de barricades, je n'ai plus de saisons, je ne suis plus acteur.