Des Tables Claudiennes

23 juin 2009 Comments Off


Illuminé et pauvre, le bâtiment est un Canut à l'électricité non conforme et aux murs peints en rouge dans les parties communes. Une rambarde en fer forgé dans un style renaissance compose une cage d'escalier éclairé d'une baie vitrée en verre grossier du début du siècle, fêlée en quelques endroits. Sans ascenseur, il faut s'essouffler jusqu'au quatrième pour venir s'échouer entre une porte de bois sale et peinte d'un taupe vieilli. La voisine a son entrée criblée d'affiches sur le veganisme et l'anti-nucléaire. Un arbre surcoloré et un masque à gaz murmurent, gargouilles d'une église ouvrière:

Un autre monde est possible.

Il faisait noir à cinq heures du soir, pourtant on était mi-juin et un vent lourd de moisson en avance battait mes flancs. L'air était tout bonnement corrompu et humide. Ma voix filait filait vite au téléphone, le temps et mon collant filaient aussi. Puis il y eu cet inconnu en chemise rose, de type arménien venant vers moi, l'air désemparé. Je vous ai entendu parler, vous cherchez un endroit? Plus un envers, mais bon. Ce garçon avait la raison de départ la plus poétique qu'il soit, et bien que cela ne joue en rien dans le destin, il faut que je l'écrive: l'ancien occupant de cet appartement plaque sa vie entière pour rejoindre son amante à l'autre bout de la Terre.


Le quartier n'est en rien comparable à celui de mon Haussmann biscornu et chic. Les Pentes de la Croix Rousse sont cet urbain sauvage criblées de tags qui sentent la bière, la pisse et la peinture. Alors je sais que je m'y sentirais bien, qu'il n'y aura rien à recréer, que tout y est déjà. Cette lumière plein sud franche et libératrice, cet espace de vie décrépi, ces murs un peu moisis, cette porte abîmée. Voilà ce monde qui nous ressemble, un peu sale mais beau, cabossé mais salubre, douillet dans son écrin de calcaire et de rouille qu'on masquera à coup de peinture. Elle dit qu'elle veut m'aider à refaire la porte, et je comprends en double discours qu'elle veut refaire le monde. Et j'ai peur de me laisser aller.

Il y a si peu de temps depuis que tu es partie à Vaugneray. Et de mon coté Rita et moi, nous n'avons pas su avancer comme toi. Rita et moi c'est une histoire qui peine à débuter, je ne prends pas rendez-vous, j'ai quelque chose à faire, tous mes vendredis sont pris. Peut être que j'aurais du partir aussi, peut être que je devrais me libérer de quelque chose. Il y a tant de choses à reconquérir après l'intimité, et tant de choses à faire, et à abandonner. Car mon enjeu personnel à moi, ce n'est pas de gagner, c'est d'accepter de perdre. Et ce soir même le soleil peine à se coucher. Et quelque chose qui me ressemble, moi je ne sais pas ce que c'est.

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