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Plus que vivante

20 décembre 2016 Comments Off



En décembre, c'est l'alternance nuit jour, bouche fermée, yeux ouverts, sapins couverts d'oiseaux décharnés qui attendent le printemps, arbres dénudés dans le brouillard. On attend Noël et ses grandes retrouvailles annuelles avec les papiers dorés, les bougies les chants les veillées. Tu bouges doucement dans mon ventre et je découvre notre cohabitation avec angoisse et émerveillement. 
 
Je ne vais pas te dire que la vie sera facile, mais dans ton sang coule une histoire fantastique. Je ne vais pas te dire que tes parents sont des gens biens, mais je peux te dire que tes ancêtres étaient assez audacieux pour tout quitter, assez courageux pour rester debout, assez chanceux pour aimer longtemps, envers et contre tout.  Le monde se délite doucement et je découvre que porter dans la vie c'est jusque là surtout prier pour que tu ne connaisses pas que la terreur filmée sur toutes les télévisions du monde. 

Je ne dirai pas qu'il ne faudra pas se battre pour simplement respirer. Je ne dirai pas que tu n'auras jamais faim, jamais froid. Plus les années passent et plus l'hiver à l'air d'être là depuis déjà longtemps sur ce monde pseudo civilisé, si peu humanisé. En attendant la plupart d'entre nous semble croire que notre existence derrière les murs, les frontières, la mer, sera toujours protégée. Est-ce normal de ne plus avoir la foi autant qu'avant ? Plus tu grandis en moi plus je réalise déjà que je n'ai aucune garanties sur la Vie. Plus tu grandis en moi plus je réalise que la seule voie possible sera bien plus cruelle que ce que j'avais imaginé, que je vais te donner beaucoup, tout comme moi j'ai pris, que je vais endurer beaucoup, tout comme moi j'ai fait souffrir, que je vais aimer au delà de ce que j'aurai pu un jour imaginer, tout comme on m'a aimé. 

En attendant le ciel est pâle, et le printemps est loin. Tu arriveras comme une petite hirondelle, venue d'une contrée lointaine. Le voyage n'est finalement pas bien long pour si finement créer la vie. Tu sais on te dit toujours que c'est une période magique, mais je ne savais pas que c'était aussi étonnant. Je pensais qu'être mère c'était être faible et dépendant, et je n'avais rien compris. J'ai plus besoin de toutes mes forces et toutes mes ressources pour te construire, et me construire nouvelle, pour préparer ta venue comme mon petit Avent personnel. Je te réalise à peine, je tremble déjà rien qu'à l'idée qu'il puisse t'arriver quelque chose de mal, j'apprends la douloureuse, doucement. Doucement comprendre qu'aimer c'est tout donner et se donner avec. Doucement comprendre qu'il va falloir faire avec ce mélange d'angoisse intense et de joie incommensurable. Doucement me redécouvrir plus que vivante.

Le voyage

25 octobre 2016 Comments Off

Wezembeek-oppem, quatre degrés



Voilà un beau navire de nos deux peaux, de nos deux coeurs, de nos âmes. Je sens ton corps se mouvoir dans la caravelle douce de ma matrice.
Tu es en route pour de beaux horizons, tu sais.
Chaque jour je regarde étonnée ce ventre se gonfler comme une grand voile
Sur l'océan de tous les jours qui passent, je t'accompagne et t'accompagnerai
Toujours désormais je serai pour toi le Nord de tes premières heures, la boussole de tes premiers jours, le bon vent de tes premières années.

Tambour battant

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Woluwe Saint Pierre, dix degrés


Dix degrés comme dix semaines qui ont déjà passé. Des semaines comme aucune autres. 

J'ai d'abord vécu dans la peur panique que tout recommence alors on a valsé entre les services d'urgence, les internes qui fouillent mon ventre comme une chasse au trésor, les échographies de cette petite tâche noire informe, de ce minuscule point blanc au milieu qui concentre tout d'un coup tous nos efforts, toute notre attention, toutes nos appréhension. Chaque jour me rapproche d'une forme de délivrance, mais je n'arrive pas encore à cerner laquelle. Je compte simplement les heures, les jours, les semaines, avant le cap du premier du trimestre. 

Dix semaines et mon ventre s’arrondit déjà. J'ai entendu un nouveau cœur pour la première fois. Allongée à l’hôpital Brugmann de Jette, tremblante pendant que l'échographe polonaise tripote son écran en pestant contre le manque de moyen de l'établissement. Je lui dit que j'ai un peu peur d'une mauvaise nouvelle, beaucoup même, je parle sans cesse comme pour exorcisé mon angoisse, mes doigts crispés sur la table. Vous comprenez, j'ai déjà vécu ça une fois et..  les yeux rivés sur son écran la polonaise me dit chut

Chut. Ne dis plus rien.
Ecoute la vie. 
Boum boum boum boum boum boum boum
Le tambour de cette vie qui commence. 

Cette vie qui deviendra une personne. Qui deviendra ce quelque chose de fou, de magique, d'unique. Ce cœur qui bat à l'intérieur de moi, déjà. Les larmes roulent sur mes joues et tu vois je suis incapable de dire autre chose que wouaah c'est génial, c'est génial. C'est génial. A la loterie de l'existence, on nous a épargné souffrance de l'attente interminable que vivent tant de gens. 

Cette fois tu es là. Tu me rends malade nuit et jours, je n'ai jamais eu aussi peu d'énergie de toute ma vie, mais tu es ici. Je te sens sous mon ventre, sous mes doigts. Il pleut, je sors de l'unité E et je danse dans ma tête.  Je t'abrite. Tu n'as rien à craindre, je serai toujours avec toi. 


Le pouvoir du soleil

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Capo Perla, vingt-huit degrés


Nous avons fait les valises pour reprendre un nouvel air en Italie. Nous voilà sous le soleil éclatant de l'île d'Elbe, nous voilà dans l'infinie liberté de l'eau, des vagues contre la peau. Nous voilà sur cette terrasse éternelle à regarder l'horizon de toutes les couleurs. Septembre était sauvage et libre, un air de retrouvailles, on est partis quelques années en arrière, amoureux et fous de jeunesse, spritz aperol à la main, à nous aimer dans toutes les forêts.  En pèlerinage avec les arbres. En solitaire à deux, front contre tronc. 

Les plus belles vacances depuis des années, je disais. Je ne sais pas pourquoi je dis ça. Mais c'est comme si de la tristesse des jours passés était ressortie cette envie de rire fort et d'embrasser chaque instant. Tu vois, le mois de septembre était beau et fort comme un jeune homme de dix-huit ans. 

Nous sommes rentrés d'une traite, milles deux cent kilomètres dans le silence habituel de la fin des vacances. Je ne parle pas parce que je sens quelque chose. Quelque chose de ce silence profond qui m'interpelle. Je n'en parle pas parce qu'on ne fait que peu de cas des pressentiments. On roule entre les montagnes de la Suisse, blocs de roches majestueuses. Ici aussi c'est le silence. 

Je veux te dire quelque chose. 
Depuis quelques matins quelque chose a changé. Le ciel est le même mais un silence s'est installé en moi. Alors pendant que tu roules, je l'écoute avec fébrilité. Le vente est lourd et mes mains tremblent. Ce quelque chose en moi. Je ne sais pas si je veux savoir. Est-ce un mirage de mon esprit engourdi par le soleil, est-ce que c'est ça ? Les paysages défilent à la fenêtre, prairies, pâturages, villages de pierre, chemins de traverse et puis cette autoroute, grande bande gris aux phares comme des étoiles filantes. Je ne sais plus si je veux arriver à destination, je préfère faire demi tour dans le sud là où on avait à nouveau vingt ans. La route est encore longue mais est-ce que la vérité fera mal ? Est-ce que ce bonheur là fera du bien.. On arrive à treize heures, j'ai dit qu'il me fallait absolument acheter une bouteille de shampoing. Tu es en haut à émerger de la conduite, encore sous le roulis glissant du véhicule. 

Je m'allonge contre toi, ton corps est chaud et doux. 
Il n'y a qu'une seule phrase à te dire mais je dois m'y prendre à quelques reprises. Parce que tu sais quoi
C'est de nouveau positif.

Un si joli tableau

26 août 2016 Comments Off

Tu es arrivé un matin du quinze août, maman trouvait que c'était déjà un bon signe de t'annoncer à nous le jour de la Sainte Vierge. Le soleil était haut dans le ciel, et les nuages moutonneux parsemaient l'horizon du jardin. C'était un beau petit déjeuner dehors un lundi férié, un jour ajouté au week-end comme si nous te fêtions déjà. Toi petit plus pâle au bout d'un bâtonnet de plastique bleu et blanc, si pâle qu'il m'a fallu te regarder longtemps avant de rire. Rire tellement c'était inattendu, tellement tu arrivais si vite, quand d'autres t'espèrent et de supplient. 

Nous avons déjeuner à la campagne entre les rires cristallins, le crépitement du barbecue, le tintement des verres, le petit bonheur de te savoir. Je croisais de temps à autre son regard et il était heureux de te partager avec moi, toi, notre petit amas de cellules communes, notre petit secret. Il a dit c'est drôle, tu as mon ADN en toi maintenant. C'est un miracle si commun, mais extraordinaire, tu vois. Moi je ne savais pas non plus que c'était si merveilleux, que c'était si magique. Tu réenchantais mon monde comme ça d'un coup. Tout à fait inattendu. Nous nous tenions la main en marchant et au creux de nos paumes il y avait toi, si minuscule, si mystérieux. 

Je t'ai imaginé. Tu sais j'ai lacéré mon ventre pendant de longues années, j'ai détesté la destiné de mon sein, je ne voulais rien porter, je ne voulais pas donner de vie particulière, je ne me voyais pas avec ce rôle là si cruel, d'abnégation continuelle, de souffrance. Heureuse celle qui a cru. Je n'y croyais pas du tout moi. Et puis de fil en mois, tu t'es dessiné, la mort tout autour de nous cette année, elle nous poussait finalement surtout à nous aimer. Ces attentats, ces images d'acier, de verre et de chair qui se brisent, l'aéroport qui explose, le métro, les cafés, la vie va vite tu vois, on s'embrasse et voilà qu'on est plus. Grand père est mort, des gens sont morts aussi en terrasse, devant le feu d'artifice, au concert, à la messe, on assassine de partout et ça m'a donné envie d'aimer encore plus fort, ça m'a donné envie de te créer. 

Je ne sais pas si tu es beau, mais je t'assure qu'on forme un très joli tableau. Je ne me suis jamais sentie si bien en étant malade tous les matins. Je ne L'ai jamais trouvé si beau qu'en portant quelque chose de Lui. J'ai trouvé tout le reste du monde bien moins intéressant que toi. J'ai adoré dormir, prendre mon bain, fixer ce corps tendu vers une vie, voilà c'est ça : je n'ai pas écrit, je n'ai pas besoin d'écrire, je n'ai pas besoin d'écrire la vie secrète, Elle est là. 

J'imaginais tes bourgeons de bras et de jambes, tes deux creux noirs qui deviendraient tes yeux, ton corps minuscule avec cet énorme cœur qui bat à peine, deux millimètres de bonheur et de peur. Un si joli tableau et ces sourires qui sont les nôtres. 

Il est trois heures du matin, et il y a du sang partout dans la salle de bain.
Tu as disparu si vite, je me dissous littéralement de peine sur le bord du lit. Tu es passé dans le siphon mais je t'ai observé pendant longtemps, petit blanc d’œuf aux crêtes jaunes. Tu ne ressembles à rien mais j'ai perdu mon bébé. Nous sommes recroquevillés Lui et moi, l'un dans l'autre. C'est la première fois que je le vois pleurer. La chambre jaune est vide. Le goutte à goutte du lavabo accompagne les sanglots.

Il fait une chaleur étouffante. 
Je t'ai imaginé tu sais, je t'aimais déjà tant.
Maintenant il n'y a que du sang noir qui sent mauvais, et mon ventre vacant. Dehors le soleil est écrasant. Au chant des oiseaux se mêlent les cris des enfants.

Inconnus

25 février 2016 Comments Off

Les étangs d'Ixelles sont plongés dans le soir.
Je sors de la voiture en claquant des dents.
Je me souviens d'un coup qu'ici, ici oui, devant ces maisons de maître art déco vides, les mains pendantes à chercher la rue de Vallée numéro vingt-quatre, ici,
je ne suis qu'une inconnue.

Une inconnue au manteau de laine froide, une inconnue avec qui tu dors et tu te lèves, une inconnue qui t'appelles et boit des bières avec toi, une inconnue qui vous fait la bise tous les matins et tous les soirs, une inconnue qui marche avec son GPS mental, une inconnue qui ne connait aucune rue, une inconnue qui ne connait pas votre langue de terre morne, une inconnue qui ne sait toujours pas prononcer votre nom, une inconnue dont personne ne connait ni l'école, ni la rue où elle a grandit, ni ses amis, ni son origine. Une inconnue à l'image de cette ville, brouillonne, donnée à tous les pays, une ville multi patride

J'étais assise chez la Soeur du patron devant toi, toi qui me voit comme cette inconnue, séduisante et floue, délicieusement anonyme. Peut-être que c'est plus facile d'imaginer un fantasme sans me connaître. Tes yeux ne regardent pas mon visage, tes yeux me fixent sans me regarder. On se retrouve dans ce restaurant comme auparavant quand il y avait les collègues, qu'on riait aux éclats et qu'on croyait vraiment que ça aller durer. C'était il y a pas si longtemps mais depuis, la moitié des restaurants de la rue a fermé, j'ai changé de garde robe, tu t'es reconverti. J'ai pris dix ans en trois mois. Comme quoi parfois on rêve de changer son existence et puis ça arrive d'un coup. D'un coup, mon visage s'est changé en tableau de mes émotions: deux sillons vers les lèvres, et puis la ride du lion. Tu vois je ne pensais pas qu'on vieillissait si vite, mais je me suis réveillée un matin et mes espoirs sont devenus différents : je fais bien moins confiance aux gens, puis j'aimerai prendre un chien, peut être même un enfant.

On boit notre vin rouge en racontant des inepties et plus les minutes passent plus je me languis de mon mari. Quand toi tu ne vois qu'une coquille vide à la paire de seins et au sourire enjôleur, lui a vu quelque chose d'autre. Peut-être parce que malgré tout, je ne m'étais pas cachée. Il a vu l'inconnue avec sa valise noire, l'enfant qui a débarqué sur le quai de la gare du Midi. Alors je te le dis, je te dis devant mon carpaccio tu vois, tu ne me connais absolument pas. J'ai débarqué sans mot dire dans une ville que je ne connaissais pas, sans connaître personne, et sans me connaître moi-même. Tu crois me comprendre mais tu ne sais pas combien la nuit peut être noire et l'hiver très long. Tu ne sais pas que mon hiver à duré des années. Parfois je me demande encore si quelqu'un d'autre le sais. Puis je me souviens de ces mots alignés quelque part dans le fond électronique, ces mots que j'ai littéralement saignés au fil des années. Mon hiver était si long tu sais, j'ai eu dix sept ans et puis la nuit est arrivée. Jusqu'à ce matin blanc où j'ai rencontré Marianne, un huit décembre. Elle a fait fleurir des hellébores là je m'étais coupée, elle a entouré de ses bras mes os, elle a recouvert mon corps comme un vêtement de chair, chaud et si solaire. Elle ne m'a jamais connue, elle ne m'a jamais comprise. Elle m'a sauvée, elle m'a fait rire, elle m'a montré comment vivre sans. Sans le regard des autres, sans le regard de la société, sans le poids du temps qui passe, sans penser à demain. On ne s'est jamais connues, on ne s'est jamais comprises. Mais je suis sortie de l'hiver, et dieu sait que l'hiver était long. Plus long que je ne te le dirai jamais.

K. dévore son pain avec les doigts. Je dérive en pensées, je marche le long de l'avenue Francis de Préssensé. Il me demande si je suis satisfaite à cent pour cent de ma vie, et je rigole en répondant que je me fous du cent pour cent, que j'ai gagné suffisamment de batailles pour ne pas avoir à me mettre d'objectifs. Que le plus important c'est la vie, et que fais comme tout le monde, j'essaie de vivre à cent pour cent, en priant pour que mes batteries ne montrent pas de signes de faiblesse. Je le regarde et me demande si parfois il pense à la mort, s'il pense au final tout court. Alors je pense à un soir où je criblais mon ventre de cicatrices, je pense à un autre soir de violence, je pense à mon corps anguleux sous les couvertures. Le froid, l'inextirpable douleur du matin qui se lève sans soulager rien. Je lui demande s'il a déjà eu à ce battre contre lui même, il comprends de travers, je soupire : tu sais la nuit peut parfois être longue, et je souris.

Je me languis de ton inaltérable délicatesse. De ton souffle qui remplit mes poumons, de comment tu m'apaises, de comment tu me fais vivre. Je t'aime, je n'ai pas d'admiration pour toi, j'ai un respect immense pour toute ta personne : je regarde ce sourire de petit garçon sur la photo, et je t'aime enfant, je t'aime homme. Je t'aime comme une amante, comme la mère que j'espère devenir, comme l'animal que tu prends entre tes mains, comme le brin d'herbe que tu effleures : tu me rends connue, découverte, nue. L'hiver était long mais dieu que l'été est beau. Avec ta peau de sel chaud, ton sourire. Le printemps était doux, languissant, mais dieu que l'été est puissant. Je sors du restaurant en ne regardant que le ciel, sans un regard en arrière. Comme le soleil m'inonde, comme jamais. Plus que jamais je veux vivre, revivre, survivre et donner vie. Je suis une inconnue pour tout le monde mais tu m'as portée dans tes bras, tu m'as apprivoisée, tu m'as aimé pour ce que je suis et non pour ce que j'espérais être. Peu m'importe d'être cette étrangère aux autres, quand je suis la plus belle de tes connaissances, quand tu es mon inconnu favori, quand je ne veux cesser d'apprendre à te comprendre, quand je ne veux cesser de t'endurer, toi, ma matière préférée, mon école de vie sans peur. 

Je m'endors dans tes bras, je n'ai plus de barricades, je n'ai plus de saisons, je ne suis plus acteur.


  

Un rêve

26 janvier 2016 Comments Off

Avenue Lloyd George, neuf degrés,



L'année deux mille quinze s'est achevée dans le brouillard. Le retour en France pour quelques jours de retour aux sources, retrouver la ligne de métro A direction Vaux-en-Velin, la Soie. On ne l'a pas beaucoup pris ce maudit métro, trop heureux d'essayer ma nouvelle Audi noire qui détonnait un peu dans l'allée des barres rue Francis de Pressensé, soixante-neuf cent Villeurbanne. Papa tourne autour de la voiture comme si c'était son cadeau de Noel, je voudrai bien te l'offrir tu sais. Je voudrais bien te donner tout ce que tu n'as jamais eu, je voudrais bien te rendre, papa, tout ce que j'ai réussi à avoir. Quelques semaines plus tard je serai un soir dans un bar avec Xavier, et je me souviendrai de son regard quand il a dit : toi tu vois, tu es le pur produit de la République. Si tu savais comme j'étais fière, papa, parce que c'est vrai. Toi, et moi, purs produit de cette République qui nous a tant donné, à toi un emploi que tu n'as pas lâché pendant des décennies. Des années à te lever à cinq heure, des années à enchainer les trois-huit, les nuits, les impôts à payer, les factures, les comptes à tenir. Tu me disais déjà que la vie était dure, que bosser ce n'était jamais facile. Que gagner son pain c'était à la sueur de son front, et que les crédits c'était mal. Les flemmards c'était mal. Le rêve, la contemplation, les espoirs, c'était quand même seulement pour les artistes, et ceux qui peuvent se le permettre. Je m'insurgeais à table parce que je voulais que tu aies tort. Et je sais que tu as tort parfois, parce que rêver c'est tout simplement vivre ailleurs que dans le présent, et que pour avancer il n'y a que ça. Toi aussi tu rêves avoue-le parfois. 

Tu rêvais que ta fille ai une vie meilleure, qu'elle soit aimée, je ne sais pas trop à quoi tu rêves pour toi, si tu te permets encore de rêver. Souvent je me dis que tu as trop peur du futur pour espérer, trop peur de vieillir, trop peur de mourir, que tu ne rêves plus que du passé. Alors, on est allés à Lyon, c'était Noël et on était plus heureux qu'on ne l'aurait jamais rêvé: tous les quatre sur la table ronde au milieu des meubles en merisier, du vieux chat Sacré de Birmanie qui gronde, du saumon fumé et de la dinde aux champignons. C'est tout bête la vie, ça passe vite et les plaisirs sont simples. Quand je te tenais tête avant dans la cuisine, je croyais que le bonheur résidait dans l'intensité, que les moments heureux seraient quand j'aurais changé de vie à l'autre bout du monde, quand j'exercerai un métier fabuleux. Je n'avais pas compris que le bonheur serait surtout dans le retour, dans vos bras, dans ce petit nid où petite perdrix miniature j'ai mis du temps à m'envoler. Dans nos rires, dans nos regards.

Je rêve toujours, tu vois. Je rêve que ce temps là ne s'arrête pas.