Le corps, le putride, le sordide

30 janvier 2008 Comments Off

Un vent bat le pavé de Saint-Vincent. Les salles sont surchauffées les poitrails s'ébouillantent les doigts collés au radiateur, jambes bleuies et dysmorphie, l'hiver nous démange. Tu te souviens qu’au Life can wait il y avait cette brune magnifique à un seul bras. On aurait dit un pur sang arabe amputé après un combat. Elle nouait sa crinière sombre si habilement que le ruban coulissait entre ses doigts, rite magique et naturel. Est-ce que c'est inné par ailleurs, ce membre en moins ? Est-ce que l'absence est de naissance.

Je dors dans la salle d’attente à quatre heures de l’après midi. La chaleur brûle mes joues. Je me demande comment faire pour ne pas avoir cette crasse collée au corps, cette sueur. Le monde entier qui glisse et coule me dégoute, ces humanités. Moins de chair, moins d’humain disait P. Il faut enlever cette sensation d’obésité qui ne se justifie pas. Il faut enlever cette sensation de déchets plein le ventre, cette trinité qui me dénie : le corps, le putride, le sordide.

Tu te souviens, plus ou moins, de tes multiples identités, dans lesquelles tu t'es perdue selon Inselvini. Celle de l'enfant que l’on voulait miracle, celle de l'élève, du surpuissant apprentissage. Tu as aimé les études parce qu'elles étaient pour toi la seule manière de prouver ta légitimité d'avoir été mise au monde. Remise. Et dans ces multiples identités se sont mêlées tours à tours celle de la virginale, de l'amante, de la faiblesse dont tu t'es maudite et dont tu cherche encore furieusement à te débarrasser. A force tu t’es perdue. Quel rôle pour qui. Peut-être le rôle que tu n’as plus, celui de la nudité à la terrasse d’un café. Ils ont détruit la Gargouille, comme ils ont détruit le cinéma Ambiance. A croire que le hasard est bien fait, les murs se démontent, les tôles s’arrachent. Les fondations se défont.

Voilà le pourquoi de cette mutation soudaine et de ce sadisme inégal, à force devenir l'attachante et non plus l'attachée, à te prendre les pieds dans ces fils tissés, ces cœurs lumineux sur le tien ajouré : c’est le Toi qui se soustrait. La pureté est unique. Et c'est aussi cette notion d’unique que tu as cherché à vicier jusqu'à en trahir le sens premier, puisque l'on se mesure tôt ou tard à autrui.

Fragmenter les identités, devenir l’ambigüité, la minorité, embrasser le juste-milieu, cette frange de manteau qui n'est ni le tissu ni le vide ne sont que des compromis te soustrayant à un conformisme dérangeant, à cette forme d’autonomie monotone et désespérante contenue dans grandir c’est divorcer avec soi-même. L’intégralité quant à elle t’a fait dès le début défaut puisque tous les autres sont morts sauf toi. Alors comment espérer être entière un jour. Dès le début tu vois, il te manquait quelque chose. A parler de fragments tu peux enchainer sur cette famille morcelée dans tous les coins, sur ce trio bancal mais fort, tout seul au sixième étage. Qui pourrait se dissoudre si facilement puisqu'il n'y a personne d'autre que vous trois. Parler de cette femme-fragment, hantée elle aussi, qui te fait porter sur le dos cette forme affective et antique de culpabilité.

Inselvini avant de fermer la porte t'enjoint de te mettre à nue, de te décharger de valeur, de ne plus rien à avoir à prouver à personne. "Cessez de porter en vous ces peines qui ne sont pas les vôtres." Vous voyez un jour j’ai pris Sainte Thérèse au mot quand elle disait : Donnez-vous toujours. Ce jour là elle me parlait de transsexualité quand je développais doucement un syndrome de Stockholm à force de m’assimiler.

Lyon est comme une fille belle à en mourir mais à qui tu n’as plus rien dire. L’extrême cruauté de la réalité te blesse. Tu te croyais guérie mais la ville n’a jamais cessé d’être une plaie ouverte. Assise sur les bords de Saône, encore un hiver de plus et je. Je ne sais pas encore exactement comment je ferais, en voilà un problème. Tu as voulu dire à Inselvini combien c'était perdu, puis tu t'es tue. Il était plus facile de parler des éléments les plus factuels de la souffrance que de la souffrance elle-même. Ainsi, quand le coeur te battait aux tempes dans la chaleur de Saint-Vincent, tu as été de ces simplicités distinctes et convaincantes à expliquer ces événements révolus. Il n'y avait néanmoins personne à convaincre. Devant Inselvini tu as adopté la posture de celui qui se ferme, les bras repliés autour corps, la tête contre les genoux et le regard fuyant. En fin de compte c’est toi qu’il aurait fallu épargner. Il n’y avait pas à Saint Vincent des raisons de se protéger.

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