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Mima

12 mai 2013 Comments Off



Il n'y a eu que des mois d'averses, qu'un second hiver arrimé au premier, qu'un autre printemps désarçonné. Le temps a pris une course folle, deux continents forment les deux pattes arrières d'un animal de moins en moins sauvage, des cuisses musclées aux industries textiles, au nucléaire, à la turbine qui pompe l'océan chargé de métaux lourds. Une partie du monde explose, c'est aléatoire, ça dépend, ça change. Une autre s'assèche brutalement, une autre se métamorphose, on y construit des hôtels, des ponts. Comme un grand guépard malade, la terre se défait progressivement de quelque chose. Je n'arrive pas encore à savoir ce que c'est. Mais le gaz sarin a reconquis des petits corps et brûlé des petits poumons, la Syrie se meure virtuellement comme tous les autres pays. La Tunisie n'est plus qu'un triste tapis où tout le monde s'essuie un peu les pieds. On a oublié les jardins paisibles de Sidi Bou, les jasmins et les lilas violets. Le parfum des épices dans les marchés, le train qui va jusque la plage de la Marsa, les enfants qui courent devant le lycée français, les samedis sur l'avenue Bourguiba. Tunis ne ressemble plus à rien. Je regrette, tu vois. Je regrette le temps où les maisons blanches et bleues brillaient sur port el kantaoui et ses beaux bateaux aux grands pontons de bois. Je regrette les hôtels à touristes, la piscine d'eau de mer du Carthage ferry, les nuits à la Goulette, les petits rougets qu'on décortique avec les doigts.

Je me demande ce qu'il reste de là bas. Il reste les fleurs mauves et rouges qui poussent sauvagement dans l'oued. Il reste le sanctuaire d'un pieux nomade dans lequel on brûle des cierges dans toutes les religions. Et il reste les tombes avec leur abreuvoirs individuels pour les petits oiseaux. Leurs tombes sans fleurs et sans couronnes, dressées derrière l'école. Je ne suis pas revenue te voir, Mima. J'ai cette vision terrible de mon père fixant cette terre battue qu'on verse sur ton linceul tout blanc. Ils ont attendus toute la nuit. Ils ont attendu qu'il revienne pour ton dernier voyage. Pour te sortir de la maison et te porter. Peut être au petit matin, peut-être dans la journée. J'essaie de sentir cette douleur. Et je la ressens intensément.

J'ai tellement pensé à la révolution. Et aujourd'hui la Tunisie a seulement l'air de me dire : qui est-tu? Je ne te reconnais pas. Où étais-tu pendant les heures sombres. Tu as la couleur, l'odeur, l'intellect, les valeurs d'une autre civilisation. Et au tribunal des identités je ne me défends pas, j'ai la culture du colonisateur, le demi sang d'un autre pays. J'ai fait le choix de t'abandonner. Peut être que je ne suis pas encore capable de te revenir. Je ne suis pas encore digne de ton souvenir.

Il n'y a eu que l'odeur rance de la pluie sur le bitume refroidi. Il n'y a eu que le Thalys numéro trois cent quatre qui m'a amené ici. Et je suis revenue à Lyon, et je n'ai rien trouvé. La station de métro Foch ne m'inspirait plus qu'un a priori esthétique partial sur le vert terni des carreaux. La ville m'a paru inconnue, presque secrète. Les cafés ont changé tu sais, les faces des gens ne m'ont plus parus familières. Seul le nom des rues me rendait une impression vaguement hospitalière. Il n'y a pas de douleur. Le souvenir de Lyon a perdu cette souffrance qui me faisait l'aimer, mais je sais que ça reviendra. Et il reste la Tunisie, solitaire, écroulée. Je ne sais plus de quel pays je suis l'enfant mais cette souffrance là, elle ne partira pas, c'est mon hérédité.