Archive for mai 2014

Noces férales

22 mai 2014 Comments Off

Ma bouche est pleine d'une amertume qui ne s'en va pas. J'entends J. pleurer au téléphone, quand je fais la vaisselle. Je ne sais pas ça me hante, je passe mes nuits à retourner mon corps de part et d'autre du matelas, mes jambes sont prises de tremblement, j'écrase ma tête contre l'encadrement, je repense à mon corps semi brisé entre le banc et la table de la petite cuisine de Villeurbanne. Le nombre de fois que mon semi brisé de corps sortait de gros sanglots, le nombre de fois que tu m'écoutais geindre sur les carreaux. Ton chagrin d'amour ne me fait pourtant pas vraiment penser aux miens, mais pourtant j'y repense. Je regarde le cœur que j'avais quand j'avais dix-sept ans, ce cœur en verre pilé, très gros, ces ventricules rouge vif pleins d’innocence. Est-ce que ce cœur a seulement changé, ou est-ce je tente de me convaincre que tout cela ne peut plus arriver. Je t'entends pleurer au téléphone comme s'il ne pouvait plus rien arriver de bien nul part, je grimace avec toi, je souris de bienveillance parfois, mais au fond j'ai très peur. Je suis sur ce beau bateau, toi tu es au fond de l'eau, océan incertain. 

Le ciel est prêt à tomber, tendue sur la chaise en faux rotin, sur la petite terrasse en graviers de l'avenue de Burbure. Je te regarde en face, je te détaille, chaque bouton de chemise, chaque bout de toi que j'aime, ta douceur, ton sourire, tes mains. Moi je ne suis qu'un petit animal acculé dans un coin, dans mon pelage-robe vert, avec mon verre de vin. Moi je ne suis qu'une apparence de flegme travaillé, de rire cristallin, cristallisation jusqu'à cette nervure centrale au fond de moi, jusqu'à ce bord de plaque tectonique. Je suis aussi cette faille béante sous la croute de ma crème hydratante. Mes mains pianotent sur le bord de table, je blague, je divague, je m'essaie, je te hasarde. Je doute. Qui es-tu en face, et qu'attends-tu de moi. Il pleut sur le rideau pare-soleil, il pleut sur les tables et les chaises en plastique tressé, sur le vélo électrique, sur les tôles d'isolations noires. Il pleut, et je te dévisage. Suis-je un passage, suis-je une arrivée. Suis-je un aboutissement, ne suis-je qu'une nouvelle tentative d'aimer. Je ne sais pas mais je suis là sur ma salade où pataugent quelques scampis tièdes, dans ce monde incertain. 

Il y a un goût amer dans ma bouche, je me sens comme une bête méfiante amassée dans un coin. Me fais-tu comprendre que le temps n'est pas aux promesses, me fais-tu comprendre que tu n'as seulement rien à me promettre. Je suis amère. Je dévore mon dessert, après tout pourquoi pas. Rien est bien dramatique, mais ma tarte tatin me laisse un goût acerbe, et je ne sais pas t'en parler. Le soleil du sud est loin de toute manière, peut-être que nous n'y irons pas, de toute manière tu n'es pas obligé de me promettre quoique ce soit. Et il pleut sur les chèvres. Je ne veux pas être qu'une autre, tu vois. Je ne veux pas n'être qu'une autre qui passe, comme ça.

Nous rentrons, je traine sur le chemin. Les pavés sont mouillés. Je sens ma main dans la tienne, rassurante, j'essaie de faire la part des choses dans ce concert où rien ne s'accorde en moi. Puis tu m'embrasses, tu me caresses, tu m'apprivoises. Alors je me laisse fondre en toi tu te fond en moi, je ne pense plus je t'aime. Il n'y a plus que toi. Tu me le dit différemment, sans mots, sans paroles, sans écrit. Tu me le dis de manière animale, tu me le dit comme ça. Avec ta peau, ton désir. Tes deux mains serrent ma tête avec délicatesse, couronne de domination à la fois douce et masculine, absolue. Tu me tiens fort, je ne me cabre pas, je reste. Dans ta déclaration d'amour sauvage, aucune crainte. M'oublier dans ton odeur. Fermer les yeux. 

une fois. 
inspirer. 
oublier la peur, essayer
rien juste le silence
ton souffle 
ton odeur

Ton souffle. Ton odeur. 
    

L'odeur de l'orage

21 mai 2014 Comments Off

La chaleur est revenue, et avec elle une sorte de colère très sourde en moi, comme un brouillage parabolique, un écran bleu soudain fixé sur un quotidien pourtant paisible. Un sursaut de nervosité ambiante balaie les prairies, les coquelicots se fanent sur le tableau de bord, les chèvres bêlent dans le soir, dans la nuit qui ne vient pas, voilà, le jour reste figé là brutalement, d'un coup il est resté là. Là ce soleil qui brille franchement comme un gadget factice, là ce ciel d'un bleu trompeur plein d'artifices. Le temps me parait faux, les gens aussi, les échanges surjoués. 

Je voudrais stopper ce déluge de blabla suranné, de printemps électoraux, de devoirs conjugaux, de gestes citoyens. La politique, l'Europe qui n'en fini plus de se déconstruire, l'odeur de peau pourrie de partout qui nous entoure, nous, petit gibier pris dans les pièges tendus des traites, des crédits hypothécaires, des assurances pensions que nous ne toucherons jamais, de la publicité. Nous et nos comptes bancaires vidés par le petit bonheur électronique, les textiles synthétiques, le faux-cuir des sous continents, les marchandises amenées par les milliards de containers chinois depuis les vastes zones portuaires de Rotterdam et Anvers. Nous triste classe moyenne.

Au bout de mes doigts ces empreintes de fausse notes. Cette suffocation dans mon petit bureau, mon petit bâtiment, mon petit boulevard, petite centralité. Bruxelles, minuscule capitale, ses communes à facilités, verdoyantes et paisibles, ses beaux quartiers aux pommiers soigneusement alignés, sa misère de l'autre coté du Canal. De l'autre coté du Pont, les places de ville encombrées de sacs blancs, de prospectus abandonnés, de canettes de pils, de petits enfants basanés, de foulards, de caddies à roulette et de sac plastique bleus à la sortie de l'épicier. Nous nous vivons dans le microcosme de ceux qui sont nés dans le bon côté. Je ne vois plus la misère qu'à travers la tv, je ne marche plus dans la rue seule ni le jour ni le soir, je suis dans ma voiture, je suis sur Tervuerenlaan, dans les jolis parcs le long de la woluwe, les salles de sports aux verres fumés, les pépinières, les gens qui achètent des choses pour leur jardin, les gens qui n'ont pas à rester dans leur studette tout le mois d'aout. Le cœur coincé dans la moiteur de la toile ciré de la petite table formica où reposent les restes d'un frugal déjeuner.

De partout cette odeur de billets froissés. De mains sales en mains sales, de mains d'inconnus en main d'inconnus, je suis portée par les dérivés de kérosène au-dessus des toits, par le muguet qui fleurit à ma porte, par l'odeur du foin pour les petites chèvres, l'odeur de l'herbe mouillée, l'odeur de l'orage. Ce cliquetis de gestes administratifs, applaudissements, sourires toutes dents peroxydées dehors, poignées de mains méthodiques.

N'y-a-t-il donc aucun refuge?

Je fixe la machine-monde qui nous engloutit, l'appel des impôts, le courrier, les accusés de déception, les problèmes de réception. La machine-monde qui imprime qui nous classe qui nous numérote qui nous trace, la machine immonde qui nous efface. La terre ne devient qu'un creuset de bras morts qui portent un plateau d'électronique vieillis, d'écrans cassés, d'unités centrales décentralisées, de cathodiques oubliés, de tubes luminescents, de déchets pétroliers, de paraffine, de parabens, de silicone, de graisse à frire, de synthétique, de méthylène.

Le monde est mal intentionné tu sais.
Si un jour je te donne naissance, si un jour tu me lis, toi, presque inimaginable, intangible prolongement, inconnu que j'aimerai tant connaître _quelle couleur ont tes yeux? as-tu mon sourire. Peu importe je t'aime déjà _ Mais le monde est mal intentionné tu sais. Tu sais tout sera dur, et nous sommes mal partis.

Papa

17 mai 2014 Comments Off

Je n'ai pas vu les jasmins fleuris de votre jardin, tu n'auras pas non plus vu mes lilas violets dont les fleurs parsemaient la terrasse et embaumaient le salon. Tu n'auras pas vu le doux soleil de ce beau matin. Tu n'auras pas vu cette année qui a filé sur mon visage, tu le reconnaîtras toujours mais ce changement là tu ne l'auras pas vu, et tu ne verras pas les changements suivants, les rides qui apparaitrons, subrepticement, lentement ma vie défiler, la tienne. Tu vieilliras encore, je murirai aussi. Fruit de chair, chair qui meurt, doucement, doucement comme les fleurs. Je regretterai toujours d'être partie. Je comprends aujourd'hui que toi tu regretteras toujours aussi d'avoir quitté les champs de blé, le soleil sur les maisons, le blanc et le bleu, le port. Ton petit corps maigre qui attendait le bateau, mon petit corps maigre qui attendait le train. 

Nous nous quittons nous-même, avec beaucoup d'espoir. Cette famille que tu as fondé au delà de la mer, c'est bien ça notre sauvetage. Aimer encore, aimer toujours, aimer à nouveau. C'est bien ça la beauté de la vie, donner de l'amour. Tu m'as appris qu'il n'y a aucune autre origine que celle de ceux qui nous aiment, il n'y aucun abri que celui, immense et invisible, que tu as construit autour de moi. Cet abri je le porte en moi. Où que nous soyons, au fond de l'oued dans les petites grottes secrètes, sous le soleil vibrant de Kairouan, sur le bitume mouillé du parking du Lidl de Villeurbanne, sur l'île du lac du Parc de la tête d'or, dans les plates prairies verdoyantes du Brabant flamand, dans la chambre jaune, verte, dans la chambre à fleurs, dans n'importe quelle chambre, où que nous soyons je te porte en moi. 

Il fait si beau à Wezembek-oppem. Je voudrais tant parfois que tu sois avec moi pour me voir évoluer. Pour me voir peindre, blanchir, poncer. Pour me voir façonner mon bout de pierre. Je voudrais que tu me dises encore combien tu es si fier de moi.

Depuis combien de temps marcherons nous encore,
je ne sais pas. Je prie. Je prie très fort, Papa.