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La Disparition

30 décembre 2013 Comments Off

Wezembeek-oppem, dix degrés. 

Nous nous retrouvons dans la nuit noire. C'est l'heure des grands rassemblements.

Je voudrai écrire sur cette page là car je sais bien qu'un jour il n'y aura plus de nous. Nous sommes une famille qui doit toujours se dire au revoir, qui se quitte chaque fois sur un bord de route, un quai de gare. Les années sont des seuils que je commence à sentir se franchir tu sais. Avant chaque jour se ressemblait, il était vif, et tout à la fois si doux. Je prenais le cours Émile Zola direction métro Flachet comme on prend une grande barque sur l'eau_ en avant! Je m’engloutissais allégrement dans la circulation, je sentais l'air tantôt mordant tantôt caressant de toutes les saisons. Le passé n'était qu'un assemblage d'odeurs et de câlins, flou, réconfortant. Et le futur était celui de tous les possibles. Aujourd'hui quelque chose se ferme. Les formes de devenir se restreignent. Je me regarde dans ce quart de miroir, ce bout d'astre plus lune que soleil. Je ne suis pas mécontente de ce que je suis devenue. Mais quelque chose s'éteint dans le lointain. Le passé a pris une forme nette, la mémoire est coupante et les plus beaux souvenirs me font de plus en plus mal. Chaque seconde je palpe ce qui disparait. Le futur est un bord de lac dans l'hiver, figé et insondable. 

Je mangeais tous mes ongles le long du terminal de Zaventem, ma voiture garée au mauvais endroit, mon corps arque-bouté au mauvais pont, et au mauvais moment. Vous arriviez en retard et de l'autre coté, mais nous nous sommes trouvés quand même. J'ai commencé à avoir une retenue tristement malsaine qui m'a empêché de me jeter dans vos bras, dans vos silhouettes trapues sous les valises, vos deux silhouettes que j'attendais, qui m'attendaient. Nous nous attendions tous si fort pourtant. J'ai pesté contre le monde de l'aeronautique et celui des règles de stationnement aux abords des terminaux d'arrivée de l’aéroport flamand. J'ai mis ce brut de moi qui ne me ressemble absolument pas. J'ai enterré le minuscule enfant craintif dans mon coffre à bagage.

Je t'ai embrassé vite. Vite, il y a la voiture à chercher, vite. La semaine aussi est passé vite, les courses, les corvées des grandes festivités. Vous vieillissez, ça me fait peur, je sombre dans le plus grand des agacements. Vous devez partir vite, il est grand temps. Nous avons sillonné Anvers sous la pluie, tu claudiquais dans le port de plaisance, tu avais faim et froid, la pluie tombait sur des beaux cheveux brun, moi je voulais marcher. Dans toutes les expositions de peinture du Museum Aan de Stroom, papa disait que tout était magnifique. Tu voulais faire du thé et me faire ta blanquette de veau. Tu voulais me serrer tous les matins dans tes bras au lever et je me dérobais. 
Je n'ai pas été à la hauteur de ta grandeur. 
Il reste que j'ai une immense boule dans la gorge depuis votre départ qui n'a pas l'air non plus de vouloir s'en aller.

Nous avons remis la Skoda au mauvais parking mais cette fois ci pour le bon terminal. Tout a filé si vite. On s'est serrés un peu, papa ne s'était pas rasé et ça râpait sur les cotés. Tu pleurais, déjà. Moi je faisais semblant de rien. On a roulé dans l'autre sens, sans vous cette fois. Je me suis mise à sangloter en mettant de l'essence puis ça ne s'arrêtait pas. J'ai longtemps imaginé vos deux ombres perdues dans l’aéroport, et puis sur le tarmac. Si fragiles. Comme j'aimerai vous porter sur mon dos et vous déposer délicatement sur le parquet ciré de votre appartement. Comme j'aimerai vous épargner la fatigue, la peur, la tristesse. Comme j'aimerai savoir te consoler le soir, te rassurer, comme j'espère toujours t'apporter de la joie, si près de toi mon cœur, si loin. Je pleure encore d'avoir eu tellement de fierté, je pleure de n'avoir pas su nous ré-apprivoiser. J'ai peur que nous n'ayons plus le temps. Je m'affole, je me repens. Alors dans le soir je prie pour te revoir vite très vite, et sur le canapé je pleure comme un enfant . L'année a été belle tu vois, mais je n'ai pas su la partager avec toi. Je suis tellement triste de ne avoir su te dire combien je te trouve belle, combien moi aussi je suis si fière de toi, combien tu me manqueras. Alors lundi seize heures j'essuie mon amertume dans mon beau bureau brun Boulevard du Souverain. La nuit est presque tombée et les arbres sont nus. Quelques oiseaux virevoltent toujours dans la brume.

L'hiver est pourtant encore doux. Quelque chose nous préserve au loin. Quelqu'un consent bien encore à laisser le bonheur trainer sa patte en chemin. Je vous prends dans mes bras en rêve. On danse, on valse même, on se transporte même. On rit, on trinque on dit Santé!, à la tienne, en avant, on marche tous ensemble la lumière est si belle, deux par deux en grappe de tendresse, main dans la main comme samedi dernier à Tervueren le long des beaux jardins. Papa lève son bras: par ici! Il n'y a que l’allégresse, les canards, et mon rire cristallin. De beaux souvenirs qui me crient que je ne serai jamais seule, que vous serez toujours là. Le héron fend doucement l'étang noir, tu fais semblant de me mettre à l'eau. Il y a tant de lumière, tu vois? Moi je sais, moi je vois. Je vois ton sourire, ton vivant, j'entends ta voix comme la première fois. Je sens ta vie qui palpite, vite, vite, on respire, je sens ton cœur qui bat, vite, vite. C'est un oiseau précieux entre je-ne sais quels doigts. La vie est si belle et si fragile. En vérité je vous le dis, chaque seconde je palpe ce qui disparait, j'effleure ce qui s'enfuit. L'aujourd'hui n'est déjà plus là, touché. Je tends mon bras de toutes mes forces, je happe, j'expire, j'ai tant d'amour, tant de force par vous. Et tant à donner aux autres.

Des bancs de cormorans migrent au dessus des champs.
Nous, nous allons aussi quelque part.
Demain est un matin blanc. Demain, un apparu, un retrouvé.