Exils

3 avril 2012 Comments Off


Je suis sous la mansarde seule au fond de ce grand inconnu. J'ai cette conscience aiguë d'être très loin de mes repères, juste au seuil de moi-même, sans parvenir à naître.
Maïeutique amère.

Je repense à mon regard perdu à la fenêtre le premier jour de ma venue. Je n'ai pas vingt-cinq ans, j'ai surgi dans la nuit comme presque jetée au bord du quai, voilà, je déménage mon âme sur ce bord de ville dans lequel je n'ai encore jamais mis les pieds. Il ne pleut pas mais la nuit est grisâtre et c'est place Bockstael que nous attendons sous les néons des épiceries arabes un tramway jaune qui valse dans le noir. J'ai un long manteau militaire qui traine entre les sièges. Mon ombre à l'air de revenir des années où l'Europe était sombre. Moi je suis ravagée par l'envie de liberté. Je regarde ces maisons de brique rouge taillées au couteau dans le gris, ce paysage ne m'est pas familier. Je suis issue du blanc aveuglant des murs recouverts de chaux, du bleu terrible, tunisien. De la mer plate et monochrome. Du soleil puissant, simplement jaune.

J'étais comme mon père en 1973, à vouloir tenter ma chance dans une autre saison. J'aurais aimé que tu me raconte l'exil, mais tu ne l'as jamais fait. J'ai des bribes de ta vie secrète distillés à table, quand tu me parlais d'un jour où tu as demandé à manger à quelqu'un, de l'armée du Salut, de la solitude unie de l’hôpital de Hauteville quand tu étais malade. De cette année inconnue où l'on piquait ton bras d'aiguilles pour vaincre ce mal de pauvre dans tes poumons. Des cicatrices que j'aimerais entourer de mes bras. Je me souviens de ton front où perlait une fine sueur, je l'embrassais; Je me souviens de tes yeux qui s'embuent parfois. Tu es si simple et silencieux. Sérieux et travailleur, je tâche de me souvenir de toutes tes valeurs. Tu ne m'as rien dit de l'exil. Mais je sais que tu en pleures.

Je me souviens d'un jour où mangée par l'anorexie je poussais ce cri de douleur dans l'écriture : que faire du vide ? Oui, d'ailleurs que faire de ce vide en moi que rien ne comblait par tous les pores. Ce vide où rien ne préexistait avant l'amour, où je croyais n'être pas née avant de nous connaître. Où je pensais vraiment qu'aucune existence n'équivalait la nôtre. Puis finalement l'existence est cette succession de capitalisation lente puis de pertes brutales. Ce compte bloqué en toi où tu ne cesse d'investir en l'autre.

J'ai fini par me souvenir que mon enfance est bien la plus belle de mes histoires d'amour. Je suis une histoire d'exils. Je me demande encore, aujourd'hui, comment je n'ai pas réalisé plus tôt d'où me vient cette continuelle nostalgie. De cette famille issue du rien et du partout. De cet amour douloureux de l'absence, de la condition terrible de l’immigration, de la pauvreté, du partage. Je suis la fille d'un sans papier arabe - où est l'insulte dis moi? Mon grand-père est un napolitain qui a quitté sa femme. Ma grand-mère est une belle de Florence qui à vingt-ans laissait ses frères en plein cœur de la guerre. Ma famille est une communauté de fuites en-avant. En Tunisie ils rêvent de quitter leur continent aride sans vraiment vouloir y parvenir. Aucun d'eux ne se jette à l'eau. Puis avant il n'y avait pas Lampedusa, les patrouilles. Il n'y avait pas la traque, mais on a traité mon père comme un chien. Émigrer c'est parfois comme quitter quelqu'un : il y a le mal de l'autre qu'on regrette, des autres qu'on fantasme, de l'autre qu'on rejette.

Je suis née sur une chanson du sud qui dit "ti voglio bene asai". Je te veux du bien, m'a dit ma mère quand j'ai ouvert mes yeux sur ce monde étrange pour la première fois. Je te veux du bien. Il y avait un douloureux accordéon dans la cuisine, et l'odeur des oignons sur le feu. Notre trait d'union de toi à moi maman, c'est une sauce tomate sanguine. L'amour violent comme une vague, implacable et constant.

Je nous revois tous les trois frissonnant dans la brume du petit matin dans le port de Gènes, comme en exil. Nous partons pour la Tunisie, nous roulons déjà depuis des heures. Tout ça me semble une nuit. Nous avons fait ce chemin plusieurs fois, mais on dirait que c'est une seule et même année. Dans la petite Fiat rouge, dans la Renault 5, dans la Peugeot 309 année 87. Je me réveille dans l'aube sur le port, la ville est sale et tellement laide qu'elle en devient presque belle. Engoncée entre la montagne et la mer, acculée à la nature, réduite à se contenir entre l'eau et les pierres. Il y a de la rosée sur mon menton, j'ai dormi entre les valises. La voiture roule dans la grande cale jaunâtre du bateau, ça sent le fuel, les gens s'agitent. Les hommes de la douane ont désossé le vélo, éventré les mouchoirs. C'est le début de l'aventure, j'ai deux passeports, deux nationalités. On ne cessera de me demander si je préfère être française ou être tunisienne. Moi j'ai peur qu'on m'arrache à l'innocence feutrée et douce de ma chambre, j'ai peur de cette virginité dont je suis affublée et dont je m'empresserai de me débarrasser. L’islam me fait peur. Je vis leurs questions comme un viol.

Je te revois papa. Tu me tiens la main, et nous sommes tous les deux avenue Habib Bourguiba. J'ai dix-huit ans mais je te tiens la main quand même car j'ai l'impression que d'ici peu je vais bientôt te perdre pour un bon moment. J'avais raison, nous ne nous sommes retrouvés que depuis mon exil. Comme si je devais moi aussi faire l'épreuve de me bâtir dans un autre pays. Nous longeons les vendeurs de citronnades fraiches sucrées, nous passons devant les taxis qui vrombissent de toute part. Entre les cafés à la française et les ministères, nous flânons dans l'allée centrale près de quelques palmiers. Je me sentais très fière d'être auprès de toi. C'est mieux que les Champs Élysées, tu vois. C'est l'avenue Bourguiba.

Mon père achetait ses Marlboro au bar-tabac de la rue Francis de Pressensé le mercredi matin. Je ne l'attendais jamais dans la voiture. J'étais sa petite poupée qu'on montre, qu'on habille, qu'on transporte. C'était le mercredi, je n'avais pas école. On restait tous les deux en amoureux à manger des petites patates carrées, des steaks, des petits pois. La cuisine était le plus beau royaume. J'étais l'infante unique au milieu des assiettes. Mon père faisait la vaisselle. Mon père n'avait pas peur d'être une femme comme les autres. Mon père repassait. Mon père est mon premier amour. 

Je suis dans la rivière de l'Ain.
C'est un quatorze juillet, je nage dans l'eau glacée entre les pierres, le courant est si fort qu'il emporte les algues, les petits poissons virent à contre-courant. J'apprends à nager ici, et aussi dans la piscine de l’hôtel Amilcar à Tunis, aujourd'hui à moitié en ruine. Des adolescents se jettent du pont, on pêche la truite fario, la carpe et l'ombre commun. Parfois des lames d'eau surgissent quand les lacs de retenue déversent le trop-plein des barrages électriques, l'eau afflue sur les berges, on doit sortir d'un coup. Parfois les crues inondent les plages de galets. On garde son odeur secrète sur le corps, comme après l'amour. On garde aussi les petites plaies des pierres et des branches qui rappent les hanches quand on plonge plus profond. Il y a des arbres qui paraissent grandir exclusivement dans le limon, des roseaux. Nous revenons à Lyon au crépuscule sur une route classique entourée de grands chênes. Plus tard je n'y retournerai plus, je resterai dans le dédale informe de la ville. Je ne voudrai plus ni de la famille ni de la nature. 

Je parle du passé parce que le présent reste une transition sans fin. Au delà de l'enfance, des années de folie non plus je n'oublie rien. Je baladais mon corps un peu malade le long de l'Avenue des Arts ce dimanche, le soleil était boudeur et froid comme un très beau garçon qui n'aurait pas voulu être près de moi. J'avais mal à la gorge, j'avais chaud et froid. Les voitures s'élançaient devant l'ambassade américaine et je trouvais à Bruxelles un air de Salon de l'automobile continuel. Au loin dans un coin on voyait le Cinquantenaire dans ce bleu de ciel trompeur. J'ai trouvé que la ville était belle dans son corset de bureaux vidés par la crise, de librairies bondées, de langues qui se parlent sans s'écouter. Quand on regarde Bruxelles de plus près c'est comme si on entendait lentement l'Europe s'effondrer. Dans un froissement de drap, un chuchotement. Dans cet astre qui ne chauffe pas. La tour se démembre, les escaliers s'écroulent. Marche par marche au ralenti le monde nous abandonne à nos statues, notre histoire, nos panthéons. Les chinois achètent les beaux hôtels parisiens, j'ai vendu une maison de maître aux Émirats sur les étangs d'Elsene. C'était la demeure aux aulnes il y a quelques siècles. C'est un pays où les arbres sont des êtres vivants, où l'on est issu d'un champ : quelques familles étaient Vandervelde. Je regarde mon visage étrange, et le leur, celui de ces gens qui se disent de quelque part. Ils s'allient, ils se transmettent. Je suis la fille de ceux qui ont tout quitté, de ceux qui sont partis, de ceux qui ont rompu, abandonné, trahi. Je suis la fille de cœurs recomposés, d'aortes qui ne se joignent plus. Quand vous aurez vendu en France, que me restera-t-il de cette terre éparse, sinon quelques inconnus qui ne porteront jamais mon nom.

Je peux perdre toutes mes appellations, mes nationalités, je suis sans toponymie. Le jour de mes dix-huit mois tu m'as présenté à ce visage tatoué et je suis devenue quelqu'un. C'était ma grand-mère, et du fond des siècles sa face bleutée me regardait pour la première fois. Je hurlai. Je n'ai pas oublié. Il n'y avait que des femmes voilées qui sentaient la coriandre et le cumin brûlé. Voilà le début de l'histoire, vraiment. Le premier souvenir de ma vie c'est ce terrible affrontement.

Watermael-Bosvoorde, dix-degrés.
Bientôt nous retournerons au Zoute pour nous oublier.
J'ai hâte de voir le Zwin dégelé, et puis la mer du nord, toujours lointaine. Et les plages, les plages d'algues sauvages, loin de la cote de Jade, ces plages toujours glacées. Cette année est comme la mer du nord, immense et reculée. Au nouvel an je suis allée à Nieuwpoort. Je n'ai rien dit à personne de ce voyage soustrait au temps. Il pleuvait sur le sable, dans la nuit tout paraissait instable. On ne voyait pas l'eau mais l'horizon du ciel se fondait à la terre mystérieusement. Je souriais hagarde au paysage lunaire. Tout était noir brut car la nature ne connait pas les fêtes. On entendait le ressac. Le reste n'était qu'un grand silence. Ni les cris de bonheur, ni les grands désespoir. Aucune humeur si bassement humaine, aucune Histoire.
Je n'étais qu'un corps suspendu dans le noir, juste au bord de la Terre.
Je n'étais qu'une mécanique battant au bruit de la mer, lui appartenant.
Il n'y avait plus d'exil. 

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