On the inside

29 janvier 2012 Comments Off

Abortion. Jette, 2011

Gare de Bruxelles Midi, seize heures. Mon thorax à découvert depuis des jours palpite comme un poisson sans eau échoué sur le rebord. Dans cette opération à corps ouvert, une seule question se pose : viendras-tu guérir ce fond sous les côtes qui se nécrose. Viendras-tu panser par ta peau entre mes deux poumons. Combler ces impacts de balles fusant jour par jour dans cette guerre civile où je saigne pour devenir adulte. Car grandir ne m'a pas assez armée.

En attendant, tu es dans le grand hall. Je traine sous la publicité Deutsche Bank, je fais d'abord semblant de ne te pas te voir. En fait j'ai suivi l'arrivée du train, depuis le début. Depuis le début je te regarde comme si je n'allais jamais plus te revoir. Et comme si je ne t'avais jamais vue.
Dès ta première apparition, étoile montante de mon grand cinéma, tu sortais déjà de cette masse bruyante, cette foule anonyme. C'était rue de la République, à Lyon, à coté du Pathé Gaumont. Les gens étaient pressés et tous très laids. Noël était dans quelque jours, et avec lui, quelques épidémies humaines, aviaires, capitalistes. Tu sortais de cette laideur. Ton visage d'ange lunaire, tes yeux pâles et froids, cette beauté négligente est sortie de ce fond de rue sans charme et commerçante.

Tu portais cette indifférence naturelle et un peu cruelle que tu opposes à ce monde qui se déchaine. Je te regardais sans savoir. Tu transportais déjà avec toi mon regard. Quand tu étais de l'autre coté de la table, totalement inconnue. Je ne te connaissais pas mais je te regardais déjà, et avec toi, ce beau pré-sentiment. Et je crois que je t'aimais, je ne savais pas non plus que c'était possible, mais je t'aimais déjà.

Nous sommes restées au fond de la couette pour deux personnes et demi, enterrées et paisibles. Entre tes petites mains blanches les draps sont le linceul de cette vie d'incertitude. Il y a cette odeur d'amande persane de partout sur ton dos, tes reins, dans ma bouche. Et une douceur qui n'a d'égale que l'intensité de l'attente. Dehors tu sais, il pleure à torrent rien ne s'arrête. Continue de dormir, je peux veiller sur toi tu sais rien ne m'arrête. Le ciel s'émeut pour moi, parce que la vie est courte, parce que tu vas partir, que je ne suis pas prête. Nous commandons des huitres et du saumon fumé en livraison jusqu'à chez moi et tu dors quatorze heures. Nous sommes à l'intérieur du bonheur.

Tu dors des heures et moi je te regarde. Je te regarde tout le temps parce qu'une fois partie je veux pouvoir t'imaginer encore de partout dans ma vie. Debussy se jouait au Conservatoire royal, il y avait deux grands pianos à queue, et des pianistes français. On entendait le bruit du tramway le long de la rue de la Régence. Tu bougeais la nuque, doucement, parce qu'elle te faisait souffrir. De gauche à droite. Je me souviens de mes mains contre ton cou, qui soulageaient tendon par tendon. Comme ta présence soulage cette douleur monumentale qui ne s'en va jamais. Parce que la vie est courte, parce que tu vas partir, que je ne suis pas prête.

Je t'ai ramenée à la gare. Mon cœur était toujours là, tout près de l'Eurostar. Une bière s'est ouverte sur ta chemise Paul Smith. Je pleurais avant que tu ne t'en ailles, parce qu'entre Anderlecht et Anvers, je ne sais pas encore si je suis vraiment là où j'aurais voulu être.

Je te fais des signes derrière la vitre des comptoirs. Tu me souris, je suis bien. Puis je me suis assise sur les marches dos au panneau des départs, et j'ai pleuré assez longtemps pour que les trains de Liège, Namur et St Pancras, s'effacent dans le noir. 

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